Au détour d'une forêt
Mes pas font craquer les branches et l’humus qui se sont déposés sur le sol humide. Ce bruit, pourtant anodin en temps normal, grince sourdement à mes oreilles. Instinctivement, je me mets à faire attention où je pose mes pieds, pour ne pas une énième fois interrompre la douce mélodie qui se joue dans l'air. Chant des oiseaux, hululement d'une chouette vespérale, vent qui souffle dans le feuillage dense des arbres, et petits bruits d'animaux m'accompagnent dans ma promenade tardive. Je me cache les yeux de ma main lorsque devant moi, une trouée dans les branches laissent passer les rayons du soleil. Il prend sa teinte orangée, signe qu'il est bientôt l'heure pour lui de laisser cette partie du monde sous l'emprise d'un astre plus froid. Je fais quelque pas, quasiment à l'aveuglette avant que la protection de la forêt ne me camoufle à cet œil si lumineux. Mais avec lui, c'est sa chaleur réconfortante qui part aussi. Pourtant, je n'ai pas froid, bien que je sois habillé·e légèrement. Je continue mon chemin, parcourant d'un regard émerveillé la nature autour de moi. J'ai l'impression d'être seul·e au monde. Ce n'est pas nouveau, et j’accueille toujours cette solitude à bras ouverts. Ainsi, je peux être qui je veux, quitter ce masque que j'aborde lorsque je suis en compagnie de mes semblables, et qui me ronge petit à petit. J'ai besoin de ces moments comme celui-ci, pour ne pas me perdre dans quelque chose qui me dépasserait, et qui n'attend que ça pour m'engloutir et prendre ma place.
Un craquement inhabituel dans cette quiétude attire mon attention. Je me fige. À quelques pas de moi, se trouve un petit lapin blanc. Il semble bien trop occupé à se nourrir des feuilles jaunes d'un petit buisson. Soudain, il relève sa tête et se retourne. Alors que je m'attends à ce qui fuit en m’apercevant, il ne bouge pas d'un pouce. Ses oreilles s'agitent et ses petits yeux noirs me fixent. Il se gratte, fait quelques pas et s'arrête. Il me regarde si intensément que je jurerais qu'il cherche à communiquer avec moi.
Alors qu'il finit par abandonner et s'éloigne, il s'arrête une dernière fois et se retourne. Puis, il fait quelques pas et réitère son geste. Je ne sais pourquoi, mais je décide de le suivre. Je crois que c'est ce qu'il souhaite me dire. Je veux le croire. Doucement, pas à pas, je marche dans le sillage du petit lapin blanc. Je dois redoubler d'efforts pour ne pas perdre de vue mon guide improvisé qui semble prendre un malin plaisir à se faufiler entre deux troncs d'arbre et à s'échapper à ma vue. Mais je me rends compte qu'il m'attend à chaque fois qu'il ne me voit plus derrière lui. Et je ne sais pas pourquoi, mais ce geste m'émeut. Peut-être parce que personne n'a jamais cherché à m'attendre, à aller à mon rythme, auparavant.
Nous passons encore plusieurs minutes à jouer à ce petit jeu. Un sourire est dessiné sur mes lèvres et je me sens léger·e, toute préoccupation s'est envolée.
Nous finissons par déboucher dans une petite clairière circulaire. Le petit lapin blanc sautille jusqu'à une souche d'arbre au centre. Une rivière, sortie du couvert des arbres, sinue jusqu'à une petite zone d'eau à côté du lapin. Mon compagnon se retourne pour me regarder. J'approche et entre dans ce lieu. Le soleil, bien que caché, parvient à inonder la clairière, faisant luire dans l’atmosphère le pollen des fleurs disséminées un peu partout.
Les oiseaux qui, jusque-là, avaient rythmé notre petit jeu de leurs commentaires, se taisent de concert. Le silence règle alors, pesant, presque angoissant. Le petit lapin blanc se redresse de toute sa hauteur et de sa patte arrière, frappe trois rapides coups sur la souche sur laquelle il trône fièrement. Le bruit semble s'amplifier dans le calme total, se propageant dans toute la clairière. Après un temps, il tape de nouveau deux fois. Alors, une, puis deux et rapidement une multitude de petites lumières se mettent à clignoter dans l'herbe avant de s'allumer pour de bon. La clairière s'illumine de mille et un lampions. Les lucioles finissent par s'envoler et forme dans l'air un grand nuage brillant. Ensemble, elles s'avancent vers moi. Ce n'est que lorsqu'elle virevoltent autour de moi, m’auréolant d'une lumière surnaturelle que je saisis leur véritable nature. J'écarquille grands les yeux, émerveillée. Devant moi, des petit être à ailes translucides tourne en rond. En proie à une euphorie grandissante, n'arrivant toujours pas à comprendre ce qu'il m'arrive, je lève mes bras et commence à tourner doucement sur moi-même, accompagnant les fées dans leur étrange jeu. Avant que je ne saisir toute l'ampleur de ce qu'il se passe, mes pieds ne touchent plus terre. Même si je suis conscient·e de ce qu'il se passe, je n'ai pas peur.
Lorsque les fées me reposent sur le sol, mon cœur est gonflé de bonheur. Le nuage s'éparpille dans la clairière. Absorbé·e par la danse hypnotisante de mes nouvelles compagnes, j'aperçois enfin le cerf qui me regarde à l'orée des arbres. Majestueux, la tête haute malgré l'envergure de ses bois, il pose sur moi un regard bienveillant. Même à cette distance, je peux voir ses muscles puissants jouer sous sa peau. D'un pas lourd et pourtant si gracieux, il quitte la protection de la forêt, se révélant alors dans toute sa splendeur. Il s'approche fièrement, et lorsqu'il arrive à hauteur du petit lapin blanc, celui-ci baisse la tête, saluant respectueusement son roi.
Un gloussement résonne alors et, instinctivement, je tourne la tête en direction du bruit. Sous la stupeur, je fais deux pas en arrière et manque de tomber à la renverse en me prenant les pieds dans une racine. Le petit rire cristallin résonne de nouveau à mes oreilles. La créature à laquelle il appartient camoufle sa bouche de sa main translucide. Quand elle surprend mon regard posé sur elle, elle plonge sous l'eau, avant de sortir à nouveau sa tête quelques secondes plus tard. Elle comprend que je ne lui ferais aucun mal. Elle se redresse entièrement, sortant son buste aquatique. Un son sort de sa bouche et une seconde nymphe surgit alors de sous la surface dans une gerbe d'eau. Plus téméraire que sa sœur, elle s'appuie sur le petit rebord naturel et pose son visage dans ses mains pour me regarder. L'autre la tire à elle et la dispute dans un langage incompréhensible pour moi.
Je finis par me détacher, bien que difficilement, du spectacle de la querelle enfantine que les deux naïades me livrent et pose les yeux sur le cerf. Dans un lent mouvement, il incline sa magnifique tête.
Au fond de moi, quelque chose se brise enfin. Mon cœur, libéré de ce carcan qui l'enserrait depuis bien trop longtemps explose de bonheur. Une larme brille au coin de mes yeux. Lentement, symbole de ma reconnaissance, elle dévale ma joue, perle au bout de mon menton, avant d'entamer sa chute. Elle finira par s'écraser, bien avant de toucher le sol, sur une pauvre fée qui aura le malheur de se trouver sur son chemin. D'abord abasourdie, elle gémira ensuite de colère, trempée jusqu'aux os.
Tu n'es plus seul·e, Camille. Tu ne le seras plus jamais.
En réponse au défi "Au détour d'une forêt".
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