Les anges déchus
Tête baissée, j'observai mon reflet dans le miroir cristallin que m'offrait la nature. L'être qui ne détournait pas les yeux, quelques mètres plus bas, me dégoûtait au plus haut point. Ses yeux d'un noir trop profond et semblables à deux charbons ardents me rappelait la maison. Sa peau, trop rougeoyante sous la lumière du lampadaire, me donnait envie de vomir. Je la savais sèche, rigide, froide. Mais ce que je détestais le plus chez lui, c'était les deux petites bosses proéminentes sur le haut de son crâne. Ses deux monticules de chair, hideux et démesurés étaient l'incarnation de ma faiblesse, de ma malchance et surtout de ma condition ignoble. Et à cause d'elles, j'étais damné pour l'éternité.
Néanmoins, je rêvai d'aller embrasser l'être sous mes pieds. De parcourir la courte distance qui nous séparait pour le serrer dans mes bras, d'une étreinte glaciale et mortelle. De succomber à la tentation et de sauter la tête la première. Ainsi je serais libéré.
Mais tout cela était faux. Je ne pouvais pas disparaître de la surface du monde, je ne pouvais pas m'éteindre pour toujours. Sinon je l'aurais fait depuis longtemps. Depuis la première seconde où j'ai compris que jamais, je ne pourrais vivre la vie que je voulais.
Alors, je me contentai de regarder mon ignoble reflet que l'eau de la rivière me renvoyait. Assis sur le rebord du petit pont sur lequel j'avais jeté mon dévolu pour me morfondre, les pieds dans le vide, je pensai à ma misérable condition. Et c'était un euphémisme.
Les rares personnes qui se promenaient ce soir-là ne me voyaient pas. Je leur étais invisible. Et pourtant, ma rancœur, mon désespoir et ma tristesse m'enveloppait dans un épais nuage. Mais ils ne pouvaient rien y faire, ils étaient impuissants, tout comme moi. Il n'y avait qu'une personne dans ce monde qui pouvait atténuer mon chagrin. Mais elle n'était pas présente. Elle ne pouvait être présente à mes côtés. Elle ne le voulait pas. On ne pouvait pas le lui reprocher. Après tout, je suis moi. Et elle est elle.
C'est pour ça que lorsque j'entendis mon prénom percer le silence et résonner dans l'atmosphère encore douce pour une nuit d'automne, je ne réagis pas. Mais mon cœur rata un battement. Cette voix si suave, pareille à la chaleur que procure un feu de cheminée un soir d'hiver, je la reconnaîtrais entre mille. Cette voix qui m'avait chuchoté tant de mots doux au creux de l'oreille lorsque nous n'étions que tous les deux, réunis là-haut, en secret. Cette voix qui gonflait mon cœur de bonheur et d'amour. Cette voix que je voulais entendre tous les matins lorsque j'ouvrirai les yeux, et ça pour l'éternité. Cette même voix venait de retentir.
— Lucius !
Mon prénom dans sa bouche était une pure mélodie. Jamais auparavant on ne l'avait prononcé aussi bien. Il était fait pour lui. J'étais fait pour lui. Je relevai la tête, m'arrachant au duel de regard que j'avais engagé avec mon Moi depuis plusieurs minutes.
— Lucius !
Il était là, de l'autre côté de la rive. Grand, beau, majestueux. Il leva le bras et me fit signe, un sourire aux lèvres. Il se tenait debout, auréolé d'une lumière. Il n'avait pas conscience de sa beauté, et cela le rendait encore plus touchant, innocent. Pur.
— Ange ? chuchotai-je malgré moi.
Il franchit la distance et je précipitai pour me lever, manquant de tomber de mon perchoir lorsque je passai les jambes par dessus le rebord. Son timide rire me secoua tout entier, et un frisson me parcourut.
Lorsque nous fûmes face à face, aucun mot ne sortit de nos lèvres. Nous nous contentions de nous regarder. Du moins lui. Moi, je le dévorais des yeux. Son nez aquilin, ses pommettes saillantes, ses yeux d'un bleu clair profond, ses sourcils blonds, ses cheveux bouclés, ses lèvres pulpeuses et roses, ses traits fins. Je gravai tout cela dans ma mémoire, de peur que ce fût la dernière fois que je le visse.
— Que fais-tu ici ? soufflé-je au bout d'un moment.
Il me regarda comme si je venais de dire la plus grosse bêtise jamais dite.
— Je suis venu te voir.
— Pourquoi ?
Cette fois-ci, son sourire qui avait le don de me mettre le cœur en miettes, revint sur son visage.
— Je veux te dire quelque chose d'important.
Il marqua un temps, ses pupilles brillaient d'une myriade d'étoiles. Pendant que nous discutions, nos corps s'étaient rapprochés, comme des aimants s'attirant irrémédiablement. Ce que nous étions, en quelque sorte.
— Je ne veux plus jamais te quitter, Lucius. Qu'importe ce que mes parents me disent, qu'importe si nous n'avons pas le droit. Je te choisis toi, et au diable ces foutus moralisateurs !
Il rit devant la blague qu'il venait de faire.
— Arrête de dire n'importe quoi ! le réprimandai-je. Tu ne peux pas dire des choses pareilles et tu finiras par le regretter, je te connais. Tu veux toujours faire le bien autour de toi.
Son regard devint dur, et j'y lus une grande détermination.
— Pour une fois, je veux mon bien. Notre bien.
Il glissa ma main sur ma joue et colla son front au mien.
— Je t'aime, Lucius, chuchota-t-il. Et je serai toujours là pour toi.
Je fermai les yeux, en proie à un désir mortel. Son corps chaud tout prêt du mien. J'avais envie de m'abandonner à son étreinte, à ses bras, à ce désir qui me rongeait.
— Moi aussi, je t'aime, Ange.
Alors, il me serra contre son torse. Dans un bruissement d'air, ses deux excroissances dans son dos se déployèrent. Quelques secondes plus tard, nous ne touchions plus le sol. Nous repartîmes chez nous.
En réponse au défi "La prédiction de l'Ange".
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