Espoir et désillusion
Le bus roule trop lentement à mon goût. Ça ne fait que quelques minutes que je suis dedans, mais déjà, j'ai hâte d'en sortir. Encore quelques arrêts et je pourrai dire au revoir aux personnes qui, ce soir-là, ont partagé quelques instants avec moi, de l'attente à l'arrêt jusqu'à ce que je descende. Il y a une femme avec sa poussette tout au fond, qui regarde amoureusement son bébé. À côté, un vieux monsieur est assis et est plongé dans la contemplation du dehors. Je ne sais pas trop ce qu'il pourrait voir compte tenu que la nuit est déjà tombée depuis plusieurs heures déjà. Les jours d'hiver ne durent jamais bien longtemps.
Tous les autres passagers du bus semblent être aussi amorphes que le vieil homme. La lourdeur d'une journée de travail se fait sentir sur chaque épaule et tous ont hâte de rentrer chez eux. En comparaison, je dois briller tel un phare dans la nuit tant mon excitation est grande. Même si nous nous sommes vus il y a deux jours, je ne me sens pleinement heureuse qu'à ses côtés. La chaleur de son corps, sa voix grave, ses yeux brillants, tout cela me manque à l'instant où nous devons nous séparer et ce, jusqu'à ce que nous puissions nous retrouver.
Enfin, le bus s'arrête. Je me précipite à l'extérieur lorsque les portes s'ouvrent. Une rafale de vent glacial m'accueille et je m'empresse de refermer mon manteau ainsi que d'enfoncer plus profondément mon bonnet pour qu'il me couvre bien les oreilles. Puis, le cœur léger, je prends ce chemin que je connais si bien. Je pourrais le faire les yeux fermés, je sais exactement où je dois tourner, où je dois traverser. Je sais même le nombre exact de lampadaires qui éclairent ma route. Six. Pas un de plus.
S'il n'y faisait pas si froid, j'aurais même pu faire le trajet du bus à pied. Nous n'habitons pas si loin que ça l'un de l'autre, une petite dizaine de minutes de marche. Mais il fait très froid et il fait nuit. Je n'ose pas m'aventurer seule dehors bien que nous entamions tout juste le début de soirée. Instinctivement, je presse le pas et j'arrive finalement à destination. Enfin, la libération. Un large sourire se dessine sur mes lèvres sans que je ne puisse l'arrêter, à la simple pensée de la soirée merveilleuse qui m'attend.
Je gravis les trois petites marches et entre sans frapper. De toute façon, il sait que je dois venir et ce n'est pas comme si c'était la première fois qu'il le faisait, bien que je ne cesse de lui répéter de fermer sa porte à clé. On ne sait jamais ce qui peut arriver et il devrait se protéger.
J'arrive dans l'entrée et je l'appelle pour lui signaler ma présence. Je ne reçois aucune réponse. Je pénètre dans le petit salon. Il est vide, nulle trace de lui sur le canapé. Pourtant, à l'heure qu'il est, il devrait être scotché à son jeu vidéo. Mais il arrête toujours quand j'arrive.
La cuisine est vide, et il n'y a pas de lumière dans la salle de bain. Je l'appelle une nouvelle fois. Cette fois-ci, j'entends du bruit venant de la chambre. Ce n'est pas possible, il ne dort pas quand même. J'avance, un rictus aux lèvres, prêt à le gronder gentiment. Je tends la main vers la poignée et l'abaisse.
La première chose que je vois, c'est elle sur le lit. À moitié dévêtue, elle cherche frénétiquement à refermer son soutien-gorge. La deuxième chose, ce sont les draps défaits du lit, justement. La dernière, c'est lui. Lui, légèrement courbé, torse nu, les mains immobiles sur le bouton de son pantalon, les cheveux en bataille, le regard perdu et coupable comme un chiot pris en faute, la bouche entrouverte. Au moment où il murmure mon prénom, d'une voix cassée où transperce une gêne et une honte mêlées, je comprends.
Et mon monde s'écroule.
Il avance alors vers moi, les mains en avant, comme il l'aurait pour un chaton apeuré. Je recule, manque de me cogner au cadran de la porte. Je quitte la chambre d'un pas sec, précipité. Je traverse le salon encore plus rapidement. Ce salon que je connais par cœur, chaque coin de la pièce aussi bien que si c'était le mien. J'étouffe.
Je sens qu'il est sur mes talons, à trois pas derrière moi. Je me jette presque sur la porte d'entrée, peine à saisir dans ma main la poignée tant les tremblements qui parcourent mes mains sont violents. J'y arrive enfin, l'ouvre à la volée, sort enfin à l'air libre. Je rate une marche, me rattrape in extremis à quelque chose d'invisible, tangue quelques instants lorsque mes pieds frôlent la chaussée. Il est sur le seuil de la porte. Il m'appelle d'une voix brisée.
Je ne me retourne pas. Je marche. Mes pieds battent en rythme l'asphalte, de plus en plus vite. Je l'entends crier mon prénom, me suppliant de le laisser s'expliquer. Alors, je mets à courir, sans me retourner, sans regarder s'il me poursuit. Au début timidement, puis de plus en plus sûre de moi. Mes enjambées sont puissantes, immenses, à l'instar de ma détresse. Le vent fouette mon visage, malmène mes cheveux, griffe mes joues, congèle mes larmes, me brouillant la vue.
Les six lampadaires passent à une vitesse sidérante, je n'ai même pas le temps de les compter. Ma respiration devient sifflante, mon cœur bat à une vitesse affolante dans ma cage thoracique. Mais je cours. Je trébuche plusieurs fois, manque de tomber quelques fois. Mais je cours, de cette course libératrice. Je débouche sur le rond-point que le bus a pris quelques minutes plus tôt seulement. Instinctivement, je tourne à gauche. Si une voiture a le malheur de traverser au même moment, je ne suis plus de ce monde. Je cours à perdre haleine, je cours pour fuir, je cours parce que j'ai peur. Les halètements deviennent des sifflements qui emplissent mon crâne, noyant mes pensées, submergeant ma colère et ma tristesse. Je ne suis plus qu'un être frêle qui court pour vivre.
Je n'ai plus la notion du temps, ni celle de l'espace. Je ne sais pas où je suis, ni où je vais. Tout ce que je sais, c'est que je dois courir et ne jamais m'arrêter. Courir pour ne penser à rien, courir pour chasser l'énorme boule dans mon estomac.
Courir.
Une vive douleur me cisaille la cheville gauche et je suis brusquement plongée dans le noir. Je sens mes genoux et mes paumes râper sur plusieurs centimètres le goudron. Mais la douleur ne vient pas. Alors je me redresse à genoux et j'offre mon visage au ciel qui pleure. Je ferme alors les yeux et hurle à la face du monde la douleur qui ravage mon cœur. Terrassée par les sanglots, à bout de souffle, je m'allonge et me recroqueville à même le sol, laissant le chagrin s'emparer de mon corps et le détruire tandis que la pluie s'abat furieusement sur moi pour me châtier.
En réponse au défi "Cascade d'émotions".
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