Chapitre 6 : Rencontre Équipe Familles
Shoyo
Naje n'était pas revenu avant une autre semaine d'absence, durant laquelle nous avions fait des exercices de survie en forêt avec l'équipe composée de Jared, Akiko et Koayo. Leur équipe était très soudée, j'aurais aimé que la mienne soit aussi comme ça.
Sateo était assez énervé contre Naje. Alors lorsqu'il fut revenu, le maître lui passa un savon pendant un bon quart d'heure. Mais il savait qu'il devait l'intégrer à l'équipe tout en faisant comprendre à Teny qu'elle devait changer de comportement vis à vis de lui.
« J'accepte de laisser passer cette fois si tu arrives à me battre lors d'un défi avec les pièces de mérite. Je sais que tu en as une.
– Quoi ? Râla Teny. Un bâtard ne peut pas avoir de pièce de mérite. »
Ces pièces étaient données aux gens qui avaient accompli un acte de bravoure. Elles étaient fabriquées sur mesure. Le côté face était gravé d'une image ou d'un symbole représentant la personne récompensée. Le nom et le prénom de cette personne étaient gravés sur le côté pile avec l'année d'obtention. En avoir une apportait le respect. Et les détenteurs de ces pièces avaient créé des défis avec elles. Leur but était de résoudre les petits conflits ou de départager deux personnes.
Sateo en avait eu une après une mission de sauvetage, mais j'ignorais comment Naje pouvait en avoir une. Ce dernier hésita mais le maître l'encouragea. Il finit par accepter et la sortit du doublon de sa ceinture. C'était une pièce argentée avec un bouclier bleu, je ne réussis pas à voir plus de détails.
Ils firent tourner les pièces sur elles-mêmes et lorsque celle sur Sateo tomba, le maître tapota l'épaule de Naje, comme pour célébrer la victoire de son apprenti et nous ordonna d'aller préparer la salle pour l'entraînement du jour. Il retient Naje quelques minutes pour lui parler à part. Je n'entendis rien de leur conversation.
Après cette événement, Naje venait plus souvent. Peut-être que le maître l'avait finalement convaincu de venir régulièrement, même s'il avait gardé son habitude de disparaître.
Nous avions passé la fin du mois de Brynad et tout le mois de Yanad, à nous entraîner à la manipulation de l'émofa, à développer notre endurance et au combat avec et sans armes. La plupart du temps, nous étions à l'intérieur du local. Mais il arrivait que nous allions aux terrains à l'extérieur de la ville, comme lors de l'apprentissage de la techniques appelée la force des projectiles, qui servait à augmenter la profondeur d'impact de les dégâts du projectile à sa cible.
Nous avions également commencé à faire quelques missions et elles étaient rémunérées. Elles n'étaient pas compliquées, ni dangereuses et elles étaient toujours à l'intérieur de Manok. Nous avions dû repeindre des pièces, ranger des livres à la bibliothèque, promener des chiens, couper du bois, déneiger et bien d'autres.
Puis, notre maître avait invité nos parents à une réunion au début du mois d'Euxonad. Cette réunion était décisive pour le restant de notre formation. Comme nous étions mineurs, nous avions besoin de l'autorisation de nos parents pour obtenir des armes et les garder avec nous, mais également pour des missions pouvant être dangereuses ou pour partir en dehors de la ville.
La plupart des parents donnait leur autorisation, mais certains étaient réticents et pouvaient refuser. Personne ne pouvait leur en vouloir, ce métier était risqué et quelques apprentis étaient décédés lors de leur formation. Enfin, l'apprenti dont l'autorisation n'avait pas été donné pouvait en vouloir à ses parents.
Pourquoi ? Tout simplement parce que cela allait beaucoup le freiner dans sa formation. Tout d'abord, il ne pourrait pas garder d'armes sur lui en dehors de son entraînement et il serait exclu de toutes les missions jugées trop risquées et de celles s'effectuant à l'extérieur de sa ville. Ensuite, à cause de tout cela, il ne pourrait pas passer les examens et les tests pour devenir sodur accompli.
Il ne resterait pas un apprenti toute sa vie non plus, mais il devrait attendre d'atteindre sa majorité, soit 20 ans, pour seulement avoir ses armes, commencer ses missions et ensuite passer les tests et examens. Il accumulerait beaucoup de retard par rapport à ses camarades et serait obligé de rester avec son maître alors que celui-ci aurait certainement pris d'autres apprentis plus jeunes en plus de lui.
Comme nous voulions tous obtenir l'autorisation de nos parents, nous avions tout fait pour les convaincre. Enfin, Naje n'avait rien à faire, son tuteur était le sodur-chef, il avait très certainement déjà l'autorisation.
Nous voulions donc faire bonne figure et nettoyions tout le local. J'avais passé le balais, Teny avait nettoyé les fenêtres et Naje avait enlevé les toiles d'araignées du haut des poutres. Nous avions également installé des petites tables et des chaises, nous avions mis à disposition de la nourriture et des boissons.
Une fois que tout était en place, Teny et moi étions allés chercher ses parents à la gare. Naje était resté sous la surveillance du maître, ce dernier avait insisté pour s'assurer qu'il ne cherche pas à s'enfuir. Sa présence à cette réunion était obligatoire.
Une fois tous les parents présents, la réunion commença. Mais j'avais été tout de même surpris, la personne venue pour Naje n'était pas son tuteur, c'était Voda. Je ne comprenais pas pourquoi c'était lui qui était présent, n'importe quel Rida aurait été un choix plus proche du concept de la famille.
Pendant qu'ils étaient tous assis et échangeaient calmement à propos de nous, j'étais assis dans un coin du local avec Teny, Naje était assis dans un autre coin et manipulait avec un jeu de cartes que le maître lui avait donné. J'étais captivé par les mouvements de ses cartes et je n'entendais pas tellement ce que les adultes disaient. Je comprenais plus ou moins que le maître faisait le point sur nos progrès et parlait de la suite de notre formation.
Mais la conversation prenait une certaine tournure que mon intuition me disait d'écouter attentivement, mais ils parlaient relativement bas et je n'arrivais pas à comprendre. Je tendis l'oreille et au bout d'un moment, les paroles devinrent claires. C'était comme si le volume de leur conversation avait d'elle-même augmenté sans que personne ne fasse quoi que ce soit.
« Il est évident que nous donnons notre autorisation pour notre fille, dit le père de Teny, mais nous avons quelques réserves, notamment concernant un certain membre de cette équipe.
– Je vous assure que cet enfant n'est pas un problème, répondit le maître, et il n'en deviendra pas un.
– Tous les bâtards apportent le danger, dit la mère de Teny, celui-ci ne fera pas exception. Il n'arrivera à rien et n'aura aucun avenir. Nous ne voulons pas qu'il déteigne sur elle ou qu'elle soit en danger par sa faute.
– S'il déteignait sur elle, dit Voda, cela ne pourrait être que bénéfique vu qu'il est le premier de sa promotion alors que votre fille est la dernière.
– Pardon, qui êtes-vous ? Demanda la mère.
– Je suis Voda, l'héritier du clan Gurashi.
– Et vous croyez que parce qu'un héritier est là pour lui, cela changera quelque chose ?
– Étant donné que Naje est le protégé du sodur-chef de notre ville, intervient Voda, qui est également le chef du clan le plus puissant de Manok, il est bien encadré et ne causera aucun problème.
– Même si le monde entier se portait garant pour lui, dit le père, ça ne changerait rien.
– Écoutez, Naje s'est plié à votre demande, continua le maître, il se tient à l'écart de Teny. Il ne sera pas un problème. »
Ils avaient demandé ça ? Je comprenais mieux pourquoi le maître ne voulait pas que Naje écoute tout ça. Je comprenais maintenant pourquoi Voda était venu. Il fallait que quelqu'un ayant une position élevée se porte garant pour Naje et Hagop était trop occupé.
Je jetai un œil à Naje, il était toujours distrait par ses cartes. C'était certainement une bonne chose. Je ne savais pas comment je réagirais s'ils parlaient de moi comme ça. Je me serais très certainement déjà énervé. Comment arrivait-il à garder son calme ?
À la fin de la réunion, Teny partit raccompagner ses parents à la gare. Voda ébouriffa les cheveux de Naje en lui disant qu'il le reverrait bientôt puis partit en me saluant. Ma mère alla faire quelques courses alors que je repartais avec mon père.
« Vu ta tête, dit-il en marchant, tu as écouté la conversation.
– C'est toujours comme ça ?
– Envers Naje ? Oui, toujours.
– Ça a l'air horrible.
– Et encore, il a la chance d'avoir Hagop derrière lui.
– Pourtant, il a l'air de n'être jamais là pour lui.
– C'est vrai. Hagop a beaucoup à faire et il ne peut pas vraiment s'occuper de lui.
– Là tout de suite, ça ne me donne pas envie de laisser Naje tranquille et de ne pas le combattre.
– J'admets que ça ne me déplairait pas.
– Comment ça ? Questionnai-je.
– Le surpasser pourrait montrer que les petits clans peuvent être aussi bons que les puissants. Mais ça pourrait montrer autre chose que tu ne veux pas forcément.
– Comme quoi ?
– Notre clan pourrait passer pour un anti-hors-mariage et je doute que tu veux vraiment gagner en popularité de cette manière. Ça pourrait être extrêmement dévastateur pour Naje et je pense qu'il subit déjà assez. »
Devant mon regard incompréhensif, mon père continua :
« Les parents de Teny ne sont pas les seuls à traiter Naje comme un paria, tu le sais, tu as vu tout ça à l'école. Et ce sera comme ça avec tout le monde toute sa vie. Il ne pourra rien faire pour changer ça. De plus, si tu le bats, les gens comprendront que même avec la meilleure éducation au monde, les hors-mariage restent des moins que rien, qu'ils sont incapables de faire quoi que ce soit et qu'ils apportent la honte aux personnes qui les ont élevés. Cela montrera que les hors-mariage n'ont aucune valeur et que dans ce cas, il vaudrait mieux les…
– Tuer ? »
Il acquiesça.
« Si tu arrives à battre Naje, j'apprécierais que tu ne rendes pas ça public. »
Je n'avais jamais pensé que cela pourrait avoir de telles conséquences. Naje ne m'avait jamais jugé. Il n'avait jamais jugé quelqu'un. Et même si je n'étais qu'un idiot buté, il m'avait aidé. Il méritait de recevoir de l'aide à son tour.
« Il n'y a pas moyen de changer les choses pour lui ? Les enfants abandonnés n'ont pas autant de problème, pourquoi ça devrait être différent entre eux ?
– Parce que ça dépend de leur situation.
– Tu peux expliquer ?
– Ça dépend de s'ils ont des techniques héréditaires et si elles sont scellées ou non.
– Qu'est-ce que ça change ?
– S'ils n'en ont pas ou si elles sont scellées, ils pourront être adoptés et avoir une vie normale. Ça a été le cas pour Tsuyo, Jared et ton grand-père.
– Et s'ils en ont sans sceau ?
– Alors ils passeront leur enfant dans des orphelinats et s'ils atteignent l'âge adulte, parce qu'ils peuvent être éliminés pour protéger les techniques, ils sont livrés à eux-mêmes. Généralement, ils vivent dans la précarité et font des petits boulots. Quant à leurs enfants, s'ils en ont, ils subiront le même sort.
– J'imagine qu'ils font tout pour ne pas en avoir…
– En effet.
– Ils ne peuvent pas espérer mieux ?
– Pas dans notre empire. Ils peuvent essayer de partir, mais ils n'ont généralement pas le droit de quitter leur pays.
– Et le sceau universel ? Pourquoi on ne s'en sert pas pour eux ? »
Lorsqu'un clan utilisait un sceau pour protéger ses techniques des vols, pouvant être modifié pour empêcher l'hérédité, celui-ci prenait la forme du symbole du clan. Mais cela impliquait qu'on pouvait savoir d'où venait un enfant abandonné s'il avait un sceau, ce que tous voulaient éviter.
Alors pour protéger l'anonymat des clans, l'empire de Bloss avait créé un symbole universel pour que les sceaux des enfants abandonnés se ressemblent tous sans indiquer leur provenance. Cependant, il y avait trois conditions obligatoires : ces sceaux devaient empêcher les vols, l'apprentissage et l'hérédité. Ainsi fut créé le sceau universel.
« Parce que pour sceller quelque chose, il faut savoir ce que c'est. Il faut connaître la ou les techniques pour les sceller.
– C'est bizarre.
– Pas vraiment. Tu ne peux pas enfermer une mouche dans une cage à oiseaux, c'est le même principe avec les techniques.
– Donc il faut que la personne qui scelle les techniques les connaisse, donc il faut qu'elle appartienne au clan concerné.
– Mais pour ça, continua mon père, il faut encore que quelqu'un du clan sache sceller ses techniques et accepte d'utiliser le sceau universel. Sans oublier qu'il doit aussi accepter l'abandon.
– Il n'y a pas des formations pour ça ?
– Si, mais il faut que le chef du clan accepte d'y aller ou d'y envoyer quelqu'un pour en faire son responsable du sceau.
– Et on ne pourrait pas simplement obliger chaque clan d'en avoir un ?
– Non, chaque clan a le droit de décider s'il utilise les sceaux ou pas.
– Et on ne peut pas rendre le sceau universel obligatoire ?
– Non plus, parce que cela forcerait l'utilisation des sceaux aux clans qui ont choisi de ne pas en avoir. Mais ce n'est pas tout.
– Il y a quoi d'autre ?
– Tu sais, l'abandon d'un enfant se fait dans la plus grande discrétion possible. Si on rend ce sceau obligatoire, cela voudrait dire qu'on surveille les abandons. Mais plus grave encore : cela voudrait dire que les enfants abandonnés sont suivis et qu'il y a donc toujours un lien entre eux et leurs familles biologiques. Ce qui est justement ce que l'on veut éviter. »
Je pris quelques secondes pour assimiler tout ça.
« Donc tout ça doit être autorisé par le clan. Et j'imagine que les Huiju ne sont pas favorables au sceau universel.
– Et ils sont également contre les abandons. Pour eux, c'est l'élimination.
– Et dans des cas comme ça, le responsable du sceau ne peut pas faire quelque chose sans que cela se sache ?
– Il est obligé de suivre les directives du chef, sinon il sera considéré comme un traître et sera jugé. Il peut perdre beaucoup.
– C'est nul tout ça…
– Et encore, là c'est le cas où un seul clan est concerné. Imagine s'il y en a deux avec chacun des techniques. Les responsables des sceaux n'arriveraient jamais à créer un sceau pour sceller leurs techniques respectives.
– Et il n'y a pas moyen d'impliquer l'empire de Neyast pour arranger quelque chose ?
– Selon les lois de Neyast, les techniques de Naje lui appartiennent et rien ne doit l'en priver, partiellement ou totalement, ni à sa descendance d'ailleurs. C'est contradictoire avec la volonté du clan Huiju. Tout ce que Neyast pourrait accepter, c'est de protéger les techniques avec un sceau neutre. Mais rien de plus.
– Et Naje ne peut pas retourner à Neyast ? Il serait à l'abri de tout ça, non ?
– Pas vraiment. Naje ne serait qu'un enfant placé et ses tuteurs ne pourront pas forcément le protéger contre toutes les tentatives d'assassinat des Huiju. Qu'on le veuille ou non, il est plus en sécurité ici, sous la protection de Hagop, même s'il est directement sous le nez des Huiju.
– Et il n'y a pas un système de protection ou n'importe quoi ?
– Peut-être que Naje pourra en bénéficier plus tard s'il le veut. Mais je doute fortement que les Huiju cessent un jour de le chercher.
– Mais si quelque chose lui arrive, tout le monde saura que les coupables sont les Huiju.
– Oui, mais comme tu sais : personne à Bloss ne s'en souciera. Et ça donnerait un procès entre deux empires, ça serait infaisable avec les différentes lois et la distance. De plus, Neyast ne pourra jamais condamner tout le clan, ni son chef.
– Donc, on ne peut vraiment rien faire pour Naje ? »
Mon père secoua négativement la tête. Je comprenais désormais que c'était prise de tête. Il n'y avait aucune solution pour les hors-mariage. Sauf si…
« S'il avait été abandonné à Neyast, sans que l'identité de son père soit révélée, est-ce que ça l'aurait sauvé de tout ça ?
– Il aurait fait tôt ou tard un test ADN qui aurait révélé sa filiation ou aurait fini par retrouver ses origines d'une autre manière. Ou encore, il aurait fini par développer ses techniques et aurait été repéré par les Huiju. Ça n'aurait que retardé l'inévitable.
– Parce qu'ils l'auraient repéré malgré un océan entre eux ?
– Tu sais qu'il y a des organisations, qui en échange d'une rémunération régulière des clans, s'assurent que leurs techniques ne soient pas en libre circulation dans le monde. »
C'était horrible. Mon père me regarda.
« Tu n'as pas à te sentir concerné, Shoyo.
– Mais je pourrais bien faire quelque chose, non ?
– Essaie de ne pas être contre lui.
– Et si j'étais avec lui ? »
Je ne savais pas pourquoi je disais ça, mais je savais que je pouvais lui faire confiance et que je lui devais bien ça.
« Peut-être que vous pourrez montrer que vous valez bien plus que les gens le pensent. »
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