Shoyo

Après cette réunion, nous avions tous eu l'autorisation et le maître nous avait donné nos armes. Teny avait eu une courte lance, Naje un arc avec des flèches dans un carquois et j'avais eu une épée courte avec son fourreau. Elle avait une lame en fer et une poignée marron. En plus de cela, nous avions aussi reçu des dagues et une trousse de premiers soins.

Le maître s'assura qu'on sache comment les entretenir, il nous donna l'autorisation de les customiser à notre guise à condition de ne pas l'abîmer. Le maître nous avait ensuite emmenés rencontrer quelques forgerons à qui il avait l'habitude de faire réparer ses armes, il précisa que notre badge d'identité nous ferait payer qu'une partie de la facture, l'autre serait payée par notre administration.

Finalement, c'est une semaine après la réunion que nous avions été appelés pour notre première mission à l'extérieur de la ville. Nous avions été convoqués à neuf heures aux bureaux de gérance des missions pour recevoir nos directives. Nous avions préparé nos sacs contenant des vêtements et les affaires obligatoires en plus de nos armes.

Mais nous avions dû attendre plus d'une dizaine de minutes parce que Naje avait décidé de ne pas venir. Nous étions donc assis dans l'un des petits bureaux de l'administration, face à une dame qui tapotait les documents avec ses ongles.

Puis notre sodur-chef entra, traînant Naje d'une main et tenant ses affaires de l'autre. Hagop était très énervé mais au moins, il avait fait en sorte que Naje soit en uniforme à défaut d'être à l'heure.

« C'est pas possible d'être aussi têtu ! Dit Hagop en lâchant Naje près de nous.

– Je ne veux pas y aller, marmonna le retardataire.

– Tu es un sodur ! Tu vas en mission !

– Je n'ai même jamais voulu être sodur…

– Tu y vas ! Ordonna-t-il. »

Hagop partit rapidement, ayant autre chose à faire. La dame soupira et se lança enfin dans les détails alors que Teny lançait un regard noir à Naje.

« Votre première mission sera hors de Manok et aura pour but de guider un homme d'ici à sa ville. Il se nomme Astou Vogt et vous attend dans le hall. Il a le mal des transports, alors vous oubliez les véhicules. Tenez, voici la feuille de route. »

Le maître prit la feuille et nous laissa regarder. La ville de cet homme n'était pas très loin mais nous avions deux jours de marches à travers la forêt. Il avait très certainement besoin d'une escorte pour éviter de se perdre.

« Si nos calculs sont bons, vous devriez arriver à destination demain soir, vos parents ont déjà été prévenus. Une chambre d'hôtel a été réservée, repas compris. Vos billets de train de retour également. Voici les papiers de réservations, dit-elle en tendant une enveloppe. »

Une fois que nous étions sortis de la ville, nous avions pu faire la connaissance d'Astou. C'était un homme assez remarquable. Il était très grand, il avait des cheveux noirs très bouclés et coupés courts. Il avait des yeux marrons et une peau métisse. Il nous avait dit que sa mère venait de l'hémisphère sud, expliquant ainsi pourquoi sa peau avait cette jolie couleur.

« Monsieur Vogt, comment c'est dans l'hémisphère sud ? Demanda Teny.

– Appelez-moi Astou ! C'est comme ici, dit-il avec un grand sourire, chaque zone a sa culture et son architecture. C'est assez varié.

– Vous y allez souvent ?

– Pratiquement tous les ans.

– Il y a aussi de la magie là-bas ? Demandai-je.

– Oui, mais c'est très mal vu depuis Rozenn… Seuls certains métiers peuvent s'en servir.

– Et vous avez la nationalité des deux hémisphères ? Demanda Teny.

– Oui et non, je les ai mais ça ne m'apporte rien de spécial dans chaque hémisphère. Lorsque je vais chez l'un, l'autre n'a plus aucune valeur, il ne disparaît pas mais ça ne me sert à rien sauf pour aller et venir.

– Donc si vous avez un problème dans l'un des hémisphères, l'autre ne vous aidera pas ?

– C'est exactement ça. »

Nous parlions ensuite de l'hémisphère sud avec plus de détails, marchant les uns à côtés des autres. Le maître marchait derrière et surveillait Naje qui ne voulait pas s'impliquer dans la conversation, certainement prêt à prendre la fuite.

« Et que faites-vous comme métier ?

– Je suis un historien et en ce moment, je parcours le monde à la découverte de notre passé, un peu comme une sorte d'archéologue.

– Vous vous focalisez sur une période précise ? Questionnai-je.

– Oui, je me centre sur celle entourant la vieille légende, surtout avant et pendant. Tenez, vous devez voir ça. »

Il nous tendit une pièce que Teny et moi examinèrent attentivement. Elle était très vieille mais je pouvais distinguer le profil d'un homme gravé dessus et de l'autre côté de la pièce, je pouvais distinguer la gravure d'un homme en armure tenant ce que je supposais être un livre.

« C'est une pièce de quel endroit ? Demandai-je.

– Du saint empire. »

C'était le nom qu'on donnait à celui que dirigeait le grand roi avant l'intervention de Rozenn. Pratiquement tout l'hémisphère nord en faisait partie mais il avait volé en éclats à cause d'elle.

« Donc c'est le grand roi ? Demanda Teny.

– Non. Trop vieille.

– C'est qui alors ?

– C'est le roi d'avant.

– Impossible, c'est le grand roi qui a unifié l'hémisphère nord et fondé le saint empire.

– Non, d'après les documents de l'hémisphère sud, l'unification ayant créé le saint empire a été faite par le mariage des héritiers des deux peuples en guerre à l'époque. C'est même eux deux qui sont à l'origine de notre magnifique calendrier.

– Et ce roi était un descendant des héritiers ? Demandai-je.

– C'était l'un des héritiers. C'était le roi Euxode. C'était un grand roi, un très grand roi.

– Je n'en ai jamais entendu parler, dit Teny.

– Je sais, c'est normal. À cause de Rozenn, nous avons perdu beaucoup de passages de notre histoire, dont l'identité de cet homme.

– Ça fait combien de temps qu'on l'a retrouvée ?

– Deux ans, mais on n'a pas grand chose sur lui.

– On sait quoi d'autre sur lui ?

– Pratiquement rien. Juste son nom et quelques écrits clamant sa grandeur. L’hémisphère sud a quelques écrits mais ils sont dans une langue morte, les traduire est quasiment impossible. D'ailleurs, saviez-vous où nous avons trouvé cette pièce ?

– Aucune idée, dit Teny.

– Tout près des Terres Sacrées d'Estolad, dit-il comme s'il révélait un secret.

– Les enfants, interrompit le maître, il est tard. Arrêtons-nous et montons le campement. Vous continuerez cette conversation après le repas. »

Comme promis, nous avions pu la reprendre après avoir mangé et monté les tentes. Pendant ce temps, le maître vérifiait les alentours et Naje taillait des flèches dans un coin.

« Il y a quoi avec les Terres Sacrées d'Estolad ? Demandai-je.

– Je crois que ce n'est qu'un lieu de culte, dit Teny.

– C'est un lieu rempli de magie. »

Astou se mit à nous décrire les menhirs entourant ces Terres. Ils étaient grands, magnifiquement sculptés et colorés. Il raconta que quiconque essayant d'aller au-delà de la frontière formée par ces menhirs s'était retrouvé bloqué par un champ de force. C'était comme s'il y avait un mur invisible, mais personne ne pouvait l'expliquer. Personne n'avait pu aller voir ce qu'il y avait au-delà.

« Il y a d'autres choses bizarres dans le coin ? Demandai-je.

– Il y a l'un des repères des arsacides.

– C'est quoi ?

– C'est assez compliqué à expliquer et les seules informations que j'ai sur elles sont tirées des écrits restants des clans fondateurs… Disons que ce sont des objets spéciaux et un peu vivants d'une certaine manière.

– Des objets vivants ? C'est dangereux ? Demanda Teny.

– Ça dépend à qui l'arsacide s'attache.

– Comment ça, elle s'attache ?

– Une arsacide choisit une personne, son élu, selon ses propres critères et se lie éternellement à lui. Je ne suis pas assez calé en science pour te dire s'il s'agit d'une forme parasitaire ou symbiotique, ou quoi que ce soit d'autre… Sans oublier que c'est assez rare, donc on n'a pas vraiment d'étude dessus… Mais ça doit dépendre de l'arsacide et de son élu.

– À quoi ça ressemble ? Demandai-je.

– C'est là le plus incroyable avec les arsacides ! Aucune d'entre elles n'a de forme prédéfinie avant de choisir son élu. Ce n'est qu'à partir du moment où elle ne lie avec lui qu'elle prend une forme adaptée à la volonté profonde de son élu, mais elle peut la changer si besoin.

– Alors ça pourrait être un bracelet qui se transforme en couteau à beurre ? Demanda Teny. Ça a l'air nul.

– Ce serait une insulte de s'en servir comme couteau à beurre ! S'offusqua Astou. Mais oui, cependant les clans fondateurs ont précisé qu'il y avait quelques limites quand même, sans en dire plus. Elles peuvent être n'importe quoi : un bracelet, une arme, une maison…

– Comment on peut les reconnaître ? Demandai-je.

– On ne peut pas à moins d'en voir une bouger seule. Peut-être que cet arbre est une arsacide, qui sait ? Dit-il en pointant l'un des arbres autour de nous. Peut-être qu'il nous surveille… »

Essayait-il de nous faire peur ?

« Parce que ça peut bouger seul ? M'étonnai-je.

– Oui. Les arsacides sont vivantes, enfin en quelque sorte. Elles ont chacune leur propre conscience, mais aussi leur propre magie. Et elles sont très puissantes.

– Mais elles restent avec leurs élus ?

– Pas toujours, elles peuvent s'en éloigner. Mais elles sont très fidèles alors elles reviendront toujours à leurs élus respectifs.

– Et si un élu décède ? Demandai-je.

– Selon les textes, ça dépend d'eux deux, dit Astou. L'élu peut lui confier une tâche à accomplir et elle restera jusqu'à l'avoir fait. Il peut aussi la confier à quelqu'un d'autre. Ou elle peut se chercher un nouvel élu elle-même. Elle peut aussi rester auprès de la descendance de son élu. Ou elle peut disparaître avec lui. Ou encore errer jusqu'à tomber en poussière.

– Ça m'étonnerait… Douta Teny.

– Certains racontent avoir vu des arsacides errantes dans des endroits reculés… »

Des arsacides errantes ? C'était assez triste. Mais ça semblait surréaliste.

« Ça existe vraiment ? Demandai-je.

– Oui. Le roi Clodomir de l'hémisphère nord, dernier chef du clan des Shatry, en avait une. Une cape si mes recherches sont correctes, mais il ne partageait pas beaucoup à son sujet.

– Et elle est devenue quoi ? Demanda Teny.

– Je ne sais pas. Elle a dû disparaître avec le clan.

– Est-ce qu'il y a une liste des élus et de leurs arsacides ? Demandai-je.

– Non, malheureusement.

– Pourquoi ? Cela semble incroyable, dit Teny, les élus ne s'en vantent-ils pas ?

– Tu sais, les élus doivent être des personnes exceptionnelles. Ils doivent avoir plus important à faire que de se pavaner.

– Et ça apporte quoi d'avoir une arsacide ? Demanda Teny.

– Tu veux dire en plus d'avoir un compagnon puissant et fidèle ? »

Elle hocha de la tête.

« Si tu en obtiens une un jour, tu seras traitée avec honneur et respect. Et tu pourras prétendre à tous les titres que tu veux.

– Quels titres ?

– Tous ceux que tu veux. Tu pourrais demander celui de sodur-chef par exemple, ou tu pourrais demander un autre poste élevé dans un métier de ton choix, ou tu pourrais demander le titre de reine d'un royaume.

– Sérieusement ? Si je décroche une arsacide, je pourrais devenir reine ? Ou impératrice ?

– Pas exactement… Disons que tu pourrais prétendre au titre. Mais ça ne veut pas dire que tu l'auras.

– Pourquoi ça ?

– Imagine que tu souhaites devenir chirurgien mais que tu ne connais rien à la médecine, ça ne passera jamais. Même si ton arsacide s'adapte au domaine médical. Et si tu souhaites devenir reine, je doute vraiment que les actuels prétendants au trône se laisseront piquer la place. »

Il ne fallait pas en parler à Heetar. S'il obtenait une arsacide un jour, je ne pouvais pas imaginer ce que ça pourrait donner. Mais ça semblait intéresser Teny. Après tout, elle voulait s'élever socialement.

« Et comment on peut en obtenir une ? Questionna-t-elle.

– Selon les textes, une arsacide peut aller vers son élu, le trouver d'elle-même. Mais on peut aussi tenter sa chance en allant à l'un des repères et en passant un test.

– Quel genre de test ?

– Ça dépend de la personne qui se présente. Et là, on a plusieurs témoignages. Il y en a un qui a dû tirer une flèche avec un arc impossible à manier, un autre qui a dû essayer d'ouvrir un livre, et même un qui a dû tenter de gagner une partie d'un jeu vidéo.

– Si on échoue, on peut tenter de réessayer ? Demanda Teny.

– Tu peux toujours, mais j'ignore si ça va changer quelque chose. »

C'était surréaliste. Un peu trop à mon goût.

« Et est-ce que quelqu'un a eu une arsacide depuis le roi Clodomir ? Demandai-je.

– Rien d'officiel, mais il y a une rumeur qui court depuis quelques années : un gamin aurait été désigné élu.

– Un gamin ? Quel âge ? Demanda Teny. Comment est son arsacide ?

– Je n'ai pas d'informations, mais il serait très jeune selon les dires. »

Le reste du voyage s'était déroulé sans problème. Nous avions continué à questionner Astou mais le maître avait fini par mettre un nombre limite de questions par heure. Cependant, nous avions pu entendre les histoires d'Astou le reste du temps.

Nous étions arrivés à destination au moment prévu. Astou nous avait remercié pour le voyage et avait promis qu'il nous demanderait pour les prochaines fois car selon lui, c'était agréable de faire autant de chemin avec des enfants aussi curieux.

Comme il faisait déjà nuit à notre arrivée, nous étions directement allés à l'hôtel sans visiter la ville. Le maître disait que nous n'aurions l'opportunité de visiter que très rarement. Après tout, nous n'étions pas payés pour avoir des vacances.

Notre chambre d'hôtel était petite, mais elle contenait tout de même une table avec des chaises et des lits superposables. Le repas du soir avait été livré comme prévu et nous nous étions mis au lit très vite, épuisés par la route.

Cette première mission aurait été parfaite s'il n'y avait pas eu ce cri au beau milieu de la nuit.