Chapitre 9 : Un bagage paternel
Shoyo
Une fois que nous étions arrivés à Manok, le maître nous avait raccompagnés chez nous. Sauf Naje, lui s'était éclipsé et était rentré seul. Sateo avait parlé à mes parents pour leur raconter ce qu'il s'était passé en mission et était reparti avec Teny.
Au début, je n'avais pas vu l'intérêt d'avoir cette discussion, mais mes parents n'avaient pas été du même avis. Ma mère m'avait examiné, mon oncle également. Je m'en étais tiré avec un gros bleu et un rhume. Alors ma mère m'avait confiné à la maison, prétextant que comme j'avais obtenu quelques jours de repos, je n'allais rien manquer.
Je m'allongeai alors dans mon lit mais je cognai contre quelque chose de métallique. Je regardai quel était cet objet. C'était mon épée. Celle que j'avais perdu lorsque j'étais tombé à l'eau. Comment était-elle arrivée ici ?
« Maman ! Appelai-je.
– Quoi ?
– Est-ce quelqu'un est rentré dans ma chambre ? Ou est venu à la maison ?
– Non, pourquoi ?
– Juste pour savoir. »
Je ne devrais rien lui dire, elle s’inquiéterait. Même si je ne pouvais pas savoir qui avait ramené mon épée ici, je ne pouvais que supposer que c'était lié aux guerriers de l'ombre. Après tout, je l'avais perdue en les poursuivant.
Je fis le tour de ma chambre puis de la maison. Rien n'avait changé ou disparu. Ni apparu. J'inspectai alors mon épée. Elle semblait être en excellent état. Est-ce que les guerriers de l'ombre me l'avaient simplement rendue ? Comme ça sans rien faire d'autre ? Qu'avaient-ils à gagner ?
Je réfléchis à tout ça. La rencontre avec eux était assez flippante. Le guerrier à l'épée de glace, que j'avais appelé Glacies, était terrifiant. Et les deux qui m'avaient sauvé étaient étranges. J'avais décidé de surnommer l'un d'eux Nix, quant à l'autre, je n'avais pas de nom à lui donner comme je n'avais pas remarqué de signe distinctif.
Qu'étaient-ils ? Ils n'étaient pas des alliés mais ils ne semblaient pas être des ennemis non plus. Ils étaient plutôt comme des hors-la-loi. Une sorte d'organisation secrète et illégale, un peu comme une mafia.
D'après mon père, les coups donnés n'étaient que pour nous remettre à notre place, comme pour nous dire que nous n'avions rien à faire là. Toujours d'après lui, s'ils nous avaient laissés en vie, c'était simplement parce que nous n'étions pas une menace à leurs yeux. Cependant, j'ignorais pourquoi ils m'avaient sauvé.
En revanche, je sentais que le retour de mon épée était un avertissement, disant de rester loin de leurs affaires car ils savaient où j'habitais et où était ma famille.
J'en avais parlé au maître à la reprise. J'étais spécialement arrivé en avance pour ça.
« Nous ferions mieux de garder ça pour nous, dit-il.
– Pourquoi ?
– Parce que rien ne prouve que ce sont les guerriers de l'ombre qui te l'ont ramenée. Et s'ils l'ont fait, cela veut dire qu'ils ont rapidement trouvé qui tu étais, où tu vivais et y sont allés sans que personne ne les remarque. En d'autres mots, ils ont des ressources, ils peuvent aller où ils veulent et faire ce qu'ils veulent. Il ne vaut mieux pas les contrarier tant qu'on n'en sait pas un peu plus sur eux.
– Alors je fais quoi ?
– Rien, tu continues ta vie.
– Sérieusement ? J'attends juste qu'ils me tombent dessus ?
– S'ils voulaient te faire du mal, ils l'auraient déjà fait. »
Alors je fis ce que le maître m'avait conseillé. Je continuais ma vie, laissant de côté les guerriers de l'ombre. Après tout, je n'allais pas les rencontrer à de si tôt, pas vrai ? Cependant, j'avais tiré quelques leçons de cette rencontre.
La première, c'était que je ne devais pas foncer dans le tas et courir sans regarder où je mettais les pieds. Risquer de me noyer une fois était déjà de trop. La deuxième était que je devais me méfier de Teny, je sentais que j'allais bientôt me disputer avec elle. La troisième était que je pouvais faire confiance à Naje.
Mais j'avais mis beaucoup de temps à le comprendre. Peut-être que si j'avais moins fixé l'idée de le surpasser pour faire mes preuves, j'aurais pu le voir avant. Et peut-être que si j'avais fait ça, j'aurais aussi pu voir que quelque chose n'allait pas avec lui.
Alors que Teny se contentait de s'entraîner, je surveillais discrètement Naje. Il était doué pour dissimuler des choses, même s'il n'avait pas à en faire beaucoup pour ça car peu de monde faisait attention à lui. Pourtant, j'arrivais à voir les bleus et blessures s'accumuler.
Ça m'inquiétait, alors j'avais essayé de lui parler. Mais il ne me disait rien. Ça n'avait rien d'étonnant. Comment pourrait-il s'ouvrir à moi sachant que j'avais été comme les autres ? J'avais remarqué les signes depuis longtemps mais je les avais ignorés.
Mais je voulais lui montrer qu'il pouvait avoir confiance en moi. Cependant, il ne me laissait pas approcher, alors je sus qui je devais aller voir pour obtenir des informations et des conseils. Ce n'était pas Jared, Naje ne l'impliquerait jamais dans ses problèmes. C'était le maître.
À la dernière semaine du mois d'Euxonad, le maître accepta de m'en parler. J'étais donc assis au sol en face de Sateo. Pendant que nous parlions, nous nettoyions des armes.
« J'ai toujours su qu'il y avait quelque chose de pas normal avec Naje, j'ai essayé de lui en parler mais tu sais comment il est. Il ne dira rien.
– Vous saviez pour les bleus ?
– Oui, depuis le premier jour où je vous ai eu à charge et il en avait déjà à ce moment là.
– Vous savez comment il les a ?
– Non. J'ai essayé de le suivre pour le découvrir, mais il m'a remarqué. Il n'est pas venu durant plusieurs jours à cause de ça. J'aimerais éviter que ça se reproduise. S'il vient, je sais qu'il est en sécurité au moins pour quelques heures. Mais s'il ne vient pas, je ne sais jamais ce qu'il peut se passer.
– Est-ce que ça pourrait être… »
Je ne réussis pas à finir. Je ne pouvais pas.
« Tu penses qu'il est battu à la maison ? J'ai déjà vérifié et écarté cette possibilité. Aucun Rida n'oserait toucher au protégé de leur chef. Et Hagop ne ferait jamais de mal à Naje. Il est en sécurité chez son tuteur. »
Donc ça arrivait ailleurs.
« Vous en avez parlé à Hagop ?
– J'ai fait remonter l'information comme le veut le protocole. Mais compte tenu de sa situation et son bagage paternel, rien n'a été fait. Hagop doit déjà jouer des pieds et des mains pour que Naje reste là où il est.
– Comment ça ? Quel bagage paternel ?
– Naje a toujours été à part dans sa manière d'agir. Son père aussi. Et leurs débuts ont été assez similaires…
– Qu'est-ce qu'il y avait ?
– Hagop m'a laissé voir le dossier d'Isak, le père de Naje, pour que je sache à quoi m'attendre… Dans la petite enfance, ils ont tous les deux été sujets à des crises de panique, à une grande incapacité à gérer ou exprimer leurs émotions, à des difficultés à communiquer jusqu'à s'enfermer dans un mutisme et j'en passe. Psychologiquement, ils sont chargés. Isak a même été interné dans un hôpital psychiatrique lorsqu'il avait 13 ans, parce que son clan a fini par penser qu'il était schizophrène et avait des hallucinations. Il a même été suspendu de l'ordre des sodurs.
– Alors Naje…
– Il va bien. Pour l'instant. Même s'il est toujours très renfermé sur lui-même, il n'a pas fait de crise depuis des années et il est presque sorti de son mutisme. Il s'est stabilisé avec plusieurs années d'avance que prévu, mais ça reste à surveiller.
– Mais son père a réussi à devenir stable ?
– Oui, Isak a trouvé une stabilité plus que correcte grâce à Tsuyo. Tu ne le sais sûrement pas, mais ils ont formé un parfait duo.
– Attendez, dis-je assez surpris, le coéquipier de Tsuyo c'était le père de Naje ? Pourquoi personne n'en a parlé ?
– C'est difficile d'admettre que celui qui a été suspendu, la honte du clan Huiju, a aussi aidé Tsuyo à faire l'âge d'or de Manok, alors les gens ont décidé de le dissimuler des récits. Ils n'ont pas voulu garder cette image de Tsuyo, ils avaient peur qu'Isak déteigne sur lui.
– Est-ce que Tsuyo avait les mêmes problèmes qu'Isak et Naje ?
– Je ne connais pas les antécédents de Tsuyo, mais je sais que Tsuyo était tombé gravement malade quelques mois avant sa disparition. Tu sais, Tsuyo avait déjà 11 ans lorsqu'il est venu vivre ici. On n'a pas vraiment d'informations sur son enfance à l'orphelinat militaire. Et je doute qu'il aurait dit s'il avait eu quelque chose, il avait très peur de l'abandon et c'est normal vu d'où il venait. C'était peut-être à cause de leurs passés qu'Isak et lui étaient proches. Tsuyo était le seul à comprendre Isak et vice-versa. »
Ils avaient formé un excellent duo malgré leurs cinq ans de différence. Et ils avaient été les meilleurs. Ils avaient battu tous les records ensemble jusqu'à la disparition de Tsuyo à 17 ans. D'ailleurs…
« Est-ce qu'Isak a su ce qu'il était arrivé à Tsuyo ?
– J'en doute. Ils ont tous les deux disparu à quelques jours d'intervalle. Tsuyo après Isak. Et lorsque Isak est revenu, il a contourné toutes les questions à son sujet en disant qu'il ne savait rien.
– Il ne l'a pas cherché ? Où était-il allé durant son absence ? Qu'a-t-il fait ?
– Personne ne sait. Personne n'a voulu savoir. En même temps, il avait ramené son fils hors-mariage avec lui. C'était assez déshonorant comme ça. Ensuite, il a encore disparu et nous n'avons plus eu de nouvelles de lui.
– Et personne n'a cherché à savoir où il était passé ?
– Isak avait l'habitude de disparaître quand il était enfant, tout comme Naje aujourd'hui. Alors personne ne s'est inquiété. Les Huiju se sont juste assurés qu'il ne puisse plus transmettre leurs techniques.
– Mais il a abandonné son fils. Comment un père peut-il faire ça ?
– Je suppose qu'après la disparition de Tsuyo, il a perdu la stabilité qu'il avait eu avec lui. Je pense qu'il en a récupéré avec Naje mais qu'il a fini par la perdre à nouveau.
– Alors sa stabilité n'a été que de courte durée à chaque fois… Ce sera le cas pour Naje ?
– Je l'ignore. Je suppose que ça dépendra de l'avenir. »
J'avais beaucoup réfléchi à tout ça. J'avais encore plus de questions mais je devais me concentrer sur Naje. Je devais admettre qu'il avait un gros bagage avec lui et à cause de tout ça, il devait supporter beaucoup. Et j'avais décidé de m'en mêler.
J'avais mis en œuvre toutes mes capacités pour suivre Naje après une journée d'entraînement. Je m'étais faufilé à travers la ville, longeant les murs et marchant silencieusement. J'avais réussi à le suivre durant cinq minutes mais j'avais perdu sa trace à une intersection.
« Je peux savoir ce que tu mijotes ? »
J'avais sursauté. Je m'étais retourné pour voir qui était derrière moi. Naje. Comment avait-il su que je le suivais ? Il m'avait très facilement semé pour se placer derrière moi. Comment pouvais-je réagir pour qu'il ne découvre rien ?
« Naje ! Salut ! Quoi de neuf ? »
Il m'avait grillé. J'étais nul. Très nul.
« Tu devrais rentrer chez toi, dit-il. »
Il était parti et avait disparu en quelques secondes. Comment pourrais-je tenter de le suivre à nouveau sans qu'il ne me remarque ? Heureusement, il n'avait pas exigé de réponses. Et comme je m'en étais douté, il n'était pas revenu avant deux jours, ce qui m'avait suffi pour réfléchir et trouver un autre plan.
D'après Jared, Naje profitait de l'animation de la ville pour échapper à toute filature. Un coup d’œil sur quelque chose et il avait disparu. Il fallait donc que j'évite les foules et que je ne le lâche pas une seconde.
Jared m'avait donné un coup de main en échange de pâtisseries et de la promesse que j'aiderais Naje. Jared avait demandé à mon coéquipier d'aller lui acheter un objet dans une boutique assez éloignée des grandes routes, prétextant qu'il n'y en aurait plus lorsqu'il rentrerait de mission.
Alors après l'entraînement du premier jour du mois d'Acanad, je m'étais dépêché d'aller près de cette boutique et je m'étais caché sur un toit. Je vis Naje faire ce que Jared voulait puis sortir de la boutique. Il ne fit que quelques pas dans la rue avant de se stopper en voyant ce qu'il y avait devant lui.
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