Chapitre 21 : Un récit difficile
Shoyo
Nix s'était installé avec nous et manipulait ses cartes avec une grande dextérité. C'était assez hypnotisant. Nous étions assis en cercle, surveillant attentivement les deux guerriers. Akiko, qui ne semblait pas impressionnée au fait d'avoir deux étrangers dans sa chambre, grignotait toujours ses biscuits malgré son petit-déjeuner tardif, prête à suivre l'échange.
« Tu n'es pas un peu jeune pour être un guerrier de l'ombre ? Demanda Voda.
– J'ai 17 ans, répondit Nix. »
Il n'avait qu'un an de moins que Voda et Kunji.
« Et ton frère ? Demanda Akiko.
– Il en a 13.
– Et vos parents savent que vous êtes des guerriers ?
– Bien sûr.
– Ce sont des irresponsables ! S'exclama Kunji.
– Et les vôtres ? Ils vous ont laissés devenir des sodurs, ne sont-ils pas irresponsables aussi ? Questionna Nix. Sinon, ce n'est pas vraiment le genre de questions auquel je m'attendais. »
Il avait raison. J'osai faire le premier pas.
« Ces trucs qui nous ont attaqués l'autre nuit, c'était quoi ?
– Des kimmanix, ce sont des créatures créées à base de magie corrompue ou pervertie, on ne connaît pas le processus de fabrication, ni qui est derrière, mais ça date de l'époque de Rozenn. »
C'était Rozenn ? Ça devait forcément être elle, elle était toujours là.
« Elles ne sont pas vraiment vivantes, continua Nix, tu peux leur couper un membre, elles ne sentiront rien, ne saigneront pas et le reformeront en quelques secondes.
– Alors comment on peut détruire ces monstres ? Demandai-je. Ils ont bien un point faible ?
– Oui. Il faut chercher un symbole de tête de mort sur leur corps et y injecter une quantité bien précise d'énergie pour déclencher l'autodestruction. Et avant que tu le demandes : la quantité dépend du kimmani, il faut calculer sur place.
– Ça a l'air difficile.
– Un débutant ne peut pas le faire. »
Il fit défiler ses cartes d'une main à une autre. Comment pourrais-je faire si je me retrouvais face à l'un d'eux ? Comment pourrais-je faire pour aider Naje avec ça ? Ce dernier restait silencieux et regardait le sol, comme s'il cherchait à fuir la conversation. Cela devait être difficile.
Je devais faire attention à lui. Il était terrifié par ces créatures, surtout qu'il avait dû grandir en les voyant. En étant le seul à les voir. Ça devait être horrible. Pas étonnant qu'il ne faisait confiance à personne. Il était seul face à ces choses.
« Que pouvons-nous faire contre ça ? Demandai-je.
– Fuir et vous mettre à l'abri.
– Peux-tu m'apprendre à les détruire ? Demandai-je. »
J'avais dit à Naje que je l'aiderais et je comptais bien tenir cette promesse.
« Non, dit Nix. Rien que pour te former, ça prendrait plusieurs années. Et vu que nous ne pourrions pas nous rencontrer régulièrement, ça rallongerait la durée. De plus, mon petit-frère commence à peine à pouvoir intervenir lors des combats des kimmanix et je ne suis pas encore au point non plus. »
Comment pourrais-je faire alors ?
« Laisse les kimmanix à ceux qui savent quoi faire avec eux, dit-il. »
D'accord, je n'allais pas faire ça.
« On n'en avait jamais vu avant, remarqua Voda.
– Normal, les kimmanix ne sont visibles que s'ils le veulent.
– Mais il y en a partout ?
– Plus ou moins.
– Comment cela se fait que certains les voient et d'autres non ? Demandai-je.
– Certains sont plus libres dans leur tête, dit-il, ils sont donc plus sensibles et peuvent voir ces créatures malgré leur invisibilité.
– Libre ? Ça ressemble plutôt à une malédiction ! Remarquai-je.
– Je suppose qu'on pourrait appeler ça comme ça aussi, admit Nix.
– C'est de naissance ? Demanda Voda.
– Pour certains oui, d'autres non.
– Ça arrive comment si c'est non ? Demanda Kunji.
– Il y a plusieurs possibilités. Certains naissent avec, d'autres le développent pour diverses raisons, parfois inconnues.
– Et pourquoi ils nous ont attaqués ? Demanda Voda.
– On ne peut pas vraiment dire, comme ils n'ont pas d'âmes, ils ne sont pas dotés de leur propre volonté. Ou alors, ils attaquent pour se nourrir de notre magie.
– Et si ça fait aussi longtemps que ces monstres existent, comment cela se fait-il qu'il n'y en ait aucune trace dans nos livres ? Demanda Kunji.
– Vos livres doivent les confondre avec des démons.
– En quoi c'est différent des démons ? Ces choses sont horribles !
– Les démons sont plus… Harmonieux, je dirais. Les kimmanix sont comme des créatures qu'on aurait découpées et rassemblées à l'aveugle. Ce n'est pas le cas des démons. De plus, eux, ils peuvent saigner.
– Tu as l'air d'en savoir beaucoup sur eux, remarqua Kunji. »
Nix haussa des épaules.
« Et ces bras ? Questionna Akiko. Ça a l'air vivant.
– Ça l'est d'une certaine manière. »
Il nous regarda un à un en laissant échapper un sourire.
« Vous n'avez jamais entendu parler des arsacides ? C'est dans vos livres pourtant. »
Nous lançâmes des regards surpris et choqués. C'était vraiment une arsacide ?
« Comment peux-tu le savoir ? Demanda Voda. Ça pourrait être autre chose…
– Un élu des arsacides reconnaît toutes les arsacides et leurs élus. »
Il montra ses lunettes, souriant en coin. C'était vraiment une arsacide ?
« Prouve-le, exigea Kunji. »
Nix soupira et détacha ses lunettes de son cou. Il me les tendit, alors je les ai prises.
« Je te présente Nazca, dit-il.
– Ça a l'air d'être des lunettes normales. »
D'un coup, les lunettes se mirent à se secouer dans tous les sens. Surpris, je les laissai tomber au sol. Elles se mirent à rouler jusqu'à son élu. Nix tendit la main et permit aux lunettes de monter dessus pour les remettre à son cou.
Nous étions tous sous le choc. C'était vraiment une arsacide. Et cette chose avec des bras derrière lui en était une aussi. Ces deux frères avaient tous les deux une arsacide ?
« Ça a bougé, dis-je. »
Comment était-ce possible ?
« N'importe quoi, avoir une arsacide est déjà extrêmement rare, alors deux dans la même famille, pouffa Kunji.
– Tu viens de la voir bouger là ! S'exclama Voda.
– Deux dans la même famille ! Continua Kunji. »
Nix laissa échapper un petit rire.
« Quoi ? Demanda Kunji.
– Si seulement tu connaissais mes familles… Tu verrais qu'il est parfaitement possible d'avoir plusieurs arsacides dans une seule famille, ou même plusieurs arsacides pour une seule personne.
– Je ne te crois toujours pas.
– Tu n'as pas à me croire.
– Pourquoi elles vous choisiraient vous ? Et pas quelqu'un d'autre ?
– On doit leur plaire, supposa-t-il.
– Ton frère n'en a pas l'air très heureux, remarqua Akiko.
– Il n'a jamais voulu d'arsacide.
– Pourquoi ça ? Demanda Akiko. Si j'en avais une, ma vie serait meilleure.
– Nous avons tous des événements qui ont fait ou feront de nous des élus dignes des arsacides. Avoir une arsacide signifie traverser des épreuves et on ne les surmonte pas toutes.
– De quel genre les épreuves ? Demanda Akiko. »
Nix nous fuit du regard. Ces épreuves devaient être lourdes à supporter si un guerrier comme lui, qui tenait tête aux kimmanix, cherchait à esquiver cette question. Qu'avait-il traversé ?
« Et pourquoi celle-ci l'a choisi lui alors qu'il ne veut pas d'elle ? Demanda Akiko, comprenant le besoin de changer de question.
– Une arsacide choisit son élu sans lui demander son avis, elle s'impose à lui. Elle le choisit lui parce qu'il partage ses idéaux, qu'ils soient bons ou mauvais, et rien d'autre. L'élu n'a pas son mot à dire, jamais. »
Nix fit une pause.
« Les arsacides ont toutes leur manière d'être et d'agir. Elles sont toutes différentes. Et certains de nos concepts leur sont inconnus, incompréhensibles ou abjects. Parfois, l'élu et l'arsacide n'arrivent pas à s'entendre à cause de tout ça. Ça arrive, comme dans beaucoup de relations. »
Nix jeta un œil à son frère, faisant une autre pause.
« Mais pour la plupart, tout se passe bien. Il faut juste que l'arsacide et son élu apprennent à être ensemble, à s'ajuster l'un à l'autre. Ça peut prendre du temps même si ça peut échouer. »
Il remit son attention sur nous.
« Après ça, l'élu fait ce qu'il veut, même si l'arsacide peut le forcer à faire certaines choses. Rien ne l'oblige à être le sauveur du monde.
– Avoir une arsacide a quand même l'air génial, dit Voda. »
Nix nous regarda un à un droit dans les yeux. Ses flocons étaient plus esthétiques, plus fins et plus harmonieux, que ceux de son frère, qui étaient d'une forme plus brute.
« Pas vraiment. Lorsqu'une arsacide choisit un élu, elle subit un changement pour s'adapter à lui, mais lui aussi subit un changement pour s'adapter à elle. Ce changement ne se passe pas toujours comme on veut. »
Il continua à manipuler ses cartes, les fixant, cherchant sans doute une échappatoire à la conversation ou cherchant ses mots.
« Aesop et mon ancêtre Radégonde sont les deux premières élues qu'il y a eu après la chute du royaume. Enfin plusieurs décennies après. Elles voulaient étudier l'histoire, la Véritable Histoire dans tous ses détails, et s'assurer qu'elle ne disparaîtrait jamais. Une arsacide les a choisies, une arsacide pour deux. Elle a fait d'elles les gardiennes du Savoir.
– Ça a l'air cool, dit Voda.
– Pas vraiment. Elles sont mortes ce jour où elles sont devenues des élus. L'arsacide a fait d'elles des fantômes qui rédigent et conservent l'Histoire.
– Comment tu sais qu'elles ne sont pas simplement mortes ? Demanda Kunji, dubitatif.
– Elles apparaissent pour certaines occasions, pour en être témoins. Tout le monde ne peut pas les voir et la plupart du temps, personne ne le peut. Elles n'ont plus de corps, alors on ne peut pas les toucher. Les deux ne parlent que très peu et errent comme des fantômes. Elles observent et repartent comme si elles n'avaient jamais été là. Je les ai vues il y a quelques années. Elles étaient venues pour certifier la naissance de mon petit-frère adoptif et sont reparties, sans rien dire. C'était comme si elles n'existaient plus, comme si l'arsacide avait pris leur âme. »
Nix posa les cartes au sol. Il y eut un moment de silence avant qu'il ne reprenne la parole.
« Les arsacides ne font pas que se lier à nous, elles nous changent. Et parfois, elles nous brisent. On ne peut pas tous supporter un lien avec une arsacide sans séquelle. »
Nix jeta un œil à son frère, son arsacide bougeait encore.
« Alors, c'est une bonne ou une mauvaise chose ? Demanda Akiko.
– Les deux. Ça dépend de l'élu, de l'arsacide, des deux ensemble et de tout ce qu'il y a autour. »
Alors ce que nous considérions comme une bénédiction n'en était pas forcément une pour les principaux concernés. Pas étonnant que les élus restaient discrets.
« Donc les élus ne sont pas forcément bons ou mauvais, comprit Akiko.
– Exact.
– Et vous, les guerriers ? Vous êtes des gentils ou des méchants ?
– Ça dépend dans quel camp tu es et quand aussi.
– Comment ça ? Demandai-je.
– Nous nous battons pour ce que nous croyons être juste.
– Un peu comme le châtieur, pas vrai ? Lança Kunji avec un certain dégoût.
– Le châtieur ? Demandai-je. C'est quoi ? »
Ils se tournèrent tous vers moi, me lançant des regards étonnés. J'aurais même juré que les bras s'étaient relevés et stoppés à ma question.
« Quoi ?
– Sérieux ? On l'a étudié à l'école, dit Akiko, avec la légende de Rozenn.
– Ah bon ?
– Oui. Même moi j'étais là, avoua Naje. »
D'accord, c'était inquiétant.
« Alors expliquez-moi !
– C'est un homme qui massacre tous ceux qu'il juge mauvais, expliqua Voda. Il serait là depuis Rozenn, il apparaîtrait et disparaîtrait pendant des années, voire des siècles. Mais à chaque fois qu'il entre en action : c'est massacre sur massacre et il n'est jamais arrêté. Personne n'est assez fort pour lui faire face.
– C'est plus un conte pour faire peur aux enfants pas sages, dit Kunji, comme si Rozenn ne suffisait pas.
– Bref ! Interrompit Nix. Pas d'autres questions sur les kimmanix ? »
Sérieux ? Il coupait la conversation comme ça ? Le châtieur était-il réel ?
« Non ? D'accord ! Parce que je ne vous ai pas tout dit sur les artificiels…
– Quoi donc ? Demanda Naje.
– Concernant sa santé, je vous ai tout dit. Mais il y a autre chose qui est dangereux pour son entourage.
– Ce n'est pas comme s'il allait exploser, dit Kunji.
– En fait… C'est un peu comme ça, dit Nix. »
Nous le regardâmes, attendant qu'il développe.
« Un artificiel peut partir en vrille.
– C'est à dire ? Demanda Naje.
– Nous ne pouvons pas déterminer quand cela peut se produire, mais un jour plus ou moins lointain, votre ami partira en vrille. Il ne sera plus la personne que vous avez connue.
– Il changera d'identité ? Demanda Kunji.
– Non, il… Il sera comme mort à l'intérieur. Il entrera dans un état de rage extrême et s'attaquera à son entourage. »
Ça ressemblait à une sorte de rage ? Kunji se leva et fit quelques allers-retours.
« On dirait que tu essaies de nous faire peur en t'inspirant d'un stupide film de zombies ! Hurla-t-il.
– J'aimerais bien, crois-moi.
– C'est n'importe quoi !
– Que pouvons-nous faire pour empêcher ça ? Demanda Naje, ignorant la colère de Kunji.
– Rien. Nous n'avons pas encore trouvé comment faire.
– Et que devrions-nous faire lorsque ça arrivera ?
– L'arrêter, définitivement. »
Kunji revint vers nous et se plaça devant Nix.
« Tu ne peux pas nous dire de tuer notre ami !
– Le jour où il vrillera, et il le fera, il sera déjà mort. Il n'y aura plus rien à faire pour le sauver.
– Si tu crois que je vais écouter un crétin comme toi ! »
Nix se leva et le toisa. Naje voulut intervenir mais je le retins. Je n'avais pas envie de le voir s'interposer entre un de nos aînés et un guerrier.
« Fais ce que tu veux, mais ne viens pas te plaindre si tu perds bien plus que ton ami. »
Ils se fixaient et étaient à deux doigts de se sauter dessus.
« Les garçons ! Appela Akiko. Bien qu'un peu d'action pourrait me divertir, ma famille d'accueil n'apprécierait pas que cette pièce soit abîmée, bien qu'elle se fiche de tout ce que je fais ici. »
Kunji ne recula pas.
« Désolé pour le dérangement, s'excusa Nix. Je repasserai prendre mon frère dans la nuit. »
Il se dirigea vers la fenêtre.
« Où tu vas ? Demanda Voda. »
Nix ne répondit pas et s'en alla. Voda et moi échangeâmes un regard entre nous.
« Shoyo et moi allons le surveiller. Restez là pour surveiller le plus jeune. »
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