Chapitre 24 : Photographies

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Shoyo

Nous étions sortis des égouts et nous marchions en silence dans des rues peu fréquentées. J'étais pensif à cause de quelque chose que j'avais remarqué sur les photos, quelque chose qui me dérangeait mais je n'arrivais pas encore à mettre le doigt dessus. Alors J'observais Nix, qui portait toujours ses lunettes.

« Je sais que c'est difficile à digérer, dit-il, mais c'est comme ça que fonctionne le monde maintenant. Il faut s'y habituer.

– S'habituer à la création d'enfants mourants pour la guerre ? Rappelai-je.

– Je sais, ce n'est pas évident.

– Comment tu gères ça avec ton frère ? »

Nix se stoppa, Voda et moi fîmes de même.

« Il avait 6 ans quand mon père l'a trouvé et adopté, il était déjà grand et détruit par l'organisation. C'est difficile pour lui de s'intégrer, surtout en sachant qu'il n'a plus beaucoup de temps. Même si mes parents pouvaient le garder à la maison, il a fait le choix d'aller dans un de nos établissements spécialisés pour les accueillir et les gérer, surtout en cas de crise. Il n'accepte pas toujours de nous voir alors ce n'est pas évident d'être une famille.

– Vous avez des établissements pour eux ?

– Oui, mais…

– Mais les places sont insuffisantes ? Supposai-je.

– Oui. On construit d'autres établissements et ton ami recevra une invitation dès que possible.

– En quoi c'est mieux pour lui d'y aller ? Il sera mieux ici avec nous. »

Nix retira ses lunettes et me regarda droit dans les yeux.

« Lorsqu'il partira en vrille, il attaquera tout son entourage.

– On pourra le maîtriser ! Dit Voda.

– Et s'il est avec un petit à ce moment-là ? »

Nix nous avait cloué le bec.

« Écoutez, je sais que c'est difficile à accepter, mais on ne peut rien faire à part espérer que les médicaments fonctionnent.

– Il ne manquerait plus que tu nous dises qu'il va lui pousser des cornes… Soupira Voda.

– Ça pourrait, dit-il.

– Quoi ?

– Tu te doutes bien qu'ils ne sont simplement créés que pour être plus forts, ils servent aussi de cobayes pour reproduire des pouvoirs démoniaques.

– Ils ont des pouvoirs démoniaques ? Comment c'est possible ?

– Il vaut mieux que tu ne le saches jamais. Mais ces pouvoirs sont affaiblis et détraqués. Ils sont incontrôlables et les blessent plutôt qu'autre chose.

– Est-ce que Jared en a ? Demanda Voda.

– De ce que j'ai pu voir, il en a des petits. Rien de très dangereux, ni de très voyants.

– Lesquels ? Demanda-t-il.

– Comment tu as pu les voir ? Demandai-je.

– Oh rien de très compliqué… Il a un an d'avance sur vous, donc il est naturellement plus doué et plus fort. Et le fait qu'il est facilement oublié, c'est un signe. J'ignore s'il en a plus, la prise de sang pourra nous le dire. »

Voda et moi étions inquiets pour lui. Ces pouvoirs faisaient-ils de lui un démon ?

« Hé, appela Nix, il est reste humain. Il a juste ça en plus. »

Voda s'énerva et marmonna des phrases incompréhensibles. Nix n'y prêta pas attention, remit ses lunettes et reprit la route, avec nous derrière lui. Je voulais réfléchir à un moyen de résoudre tout ça, pour Jared, pour Naje. Mais j'étais coincé. Cette situation me dépassait.

« On ferait mieux de se dépêcher, dit-il.

– Pourquoi ? Demandai-je.

– Parce que ton amie et mon frère se disputent.

– Comment tu le sais ? Questionna Voda. »

Nix tapota ses lunettes.

« Tu les vois ? À cette distance ? À travers les murs ?

– Je vois tout ce qu'il y a autour de nous, à plusieurs centaines de mètres et à travers les murs.

– Ça doit être génial, murmurai-je.

– Génial ? Répéta Voda. Si ce qu'il dit est vrai, il peut tout voir ! Y compris quand on prend la douche ou quand les couples…

– Stop ! Interrompit Nix. »

Lui et moi avions un visage plein d'horreur.

« Aussi curieux que cela puisse paraître, Nazca respecte l'intimité des gens. »

Heureusement.

« Mais oui, je peux tout voir sinon, tout en même temps. »

Tout en même temps ? Comment faisait-il ? Il devait être constamment bombardé d'informations visuelles. Après réflexion, ça semblait horrible. Ça pouvait rendre n'importe qui fou.

« Comment tu fais pour supporter ça ? Demanda Voda.

– Je ne sais pas vraiment. J'y arrive, c'est tout. »

L'arsacide devait l'avoir choisi pour ça. Il pouvait la supporter, même si elle n'était pas un cadeau. Si au fond de moi j'avais ne serait-ce qu'une envie d'en avoir une un jour, elle venait de disparaître.

« Pourquoi ces inconvénients ne sont pas expliqués dans nos livres ? Soupirai-je. Si tout le monde savait ça, nous ne serions pas en train de baver pour avoir une arsacide.

– L'Histoire n'est pas toujours celle qu'on raconte. On ne dit jamais tout dans les livres, parce que ceux qui racontent se concentrent sur l'essentiel ou parce qu'ils ne savent pas tout. »

« Vous les filles, vous êtes toutes les mêmes ! Brailla Glacies.

– Tout ça parce que j'ai osé dire qu'il n'y a aucun intérêt à jeter des cailloux dans l'eau ! Râla Akiko.

– On ne les jette pas ! On fait des ricochets ! »

Nous étions retournés dans la chambre d'Akiko et étions arrivés après le début de cette dispute sans importance qui continuait encore. Le plus drôle dans tout cela, c'était de voir Glacies se battre contre ses bras métalliques qui semblaient prendre le parti d'Akiko en imitant ses gestes, cassant une tasse et un objet décoratif dans leur grande délicatesse. La motricité fine n'était pas le fort de cette arsacide visiblement.

« Tu ne veux vraiment pas partir maintenant ? Demanda Kunji à Nix.

– Non, j'aimerais attendre que les rues soient moins fréquentées.

– Je croyais que tu savais ne pas attirer l'attention de nous autres, gens égocentriques, rappela Voda.

– Je ne suis pas assez doué pour cacher plusieurs paires de bras gesticulants comme un bambin plein d'énergie, soupira Nix.

– Ils vont finir par s’entre-tuer, soupirai-je. »

Nix haussa des épaules et jeta un œil à son frère. Akiko et Glacies continuaient de se chamailler, ressemblant à un vieux couple idiot. La dispute n'avait ni queue ni tête, même son sujet était stupide. Et l'arsacide n'aidait pas à les prendre au sérieux : elle bougeait dans tous les sens, manquant d'endommager les meubles autour d'elle.

« Où est Naje ? Demandai-je. »

Je ne l'avais pas vu dans la pièce. Son absence m'inquiétait.

« Il a dit qu'il avait besoin de prendre l'air, répondit Kunji.

– Et où est-il allé ?

– Sur le toit. »

Naje était assis, les genoux collés contre sa poitrine, regardant dans le vide. J'avais réussi à escalader le toit mais je n'étais pas très rassuré en marchant sur les tuiles. Cependant, j'arrivai tant bien que mal à le rejoindre et je m'assis à côté de lui.

« Tu tiens le coup ? Demandai-je. »

Il hocha de la tête.

« Où êtes-vous allés ? Demanda-t-il.

– Dans une pièce cachée dans les égouts. Tu ne devineras jamais ce qu'elle contenait.

– Quoi donc ?

– Les dossiers de Tsuyo Rida.

– Pourquoi aurait-il besoin de cet endroit ? Hagop n'a jamais touché à sa chambre.

– Je suis certain qu'il était un être artificiel lui aussi.

– Ça expliquerait certaines choses. »

Il gardait son regard dans le vide. Il avait du mal à accepter toute cette histoire. Il avait beau être là, il était totalement ailleurs. Comme dépassé par les événements.

« Retournons à l'intérieur. »

Je me levai et il suivit mon mouvement.

« Naje, l'appelai-je, tout ira bien. »

Il hocha de la tête, mais davantage pour me répondre que pour réellement accepter ma phrase. Je l'attrapai par les épaules et l'attirai contre moi, dans un câlin de réconfort qu'il accepta.

Nous avions passé la journée à jouer aux cartes et à entendre Glacies et Akiko discuter et se chamailler. J'étais resté assis à côté de Naje, le sentant encore très à part. Je n'avais pas voulu le laisser partir, je ne savais pas ce qu'il pourrait faire.

Lorsqu'il se fit tard, Nix décida qu'il était temps pour son frère et lui d'y aller. Alors nous les avions raccompagnés à l'extérieur de la ville. Le plus difficile sur le chemin était s'assurer que les bras métalliques ne touchaient à rien.

C'était assez compliqué. Voda, Nix et moi avions passé notre temps à attraper les bras et à les empêcher de griffer et d'attraper des choses. Nix avait raison, c'était comme empêcher un bébé à plusieurs bras de faire des bêtises.

Lorsque nous arrivâmes enfin à destination dans la forêt, bien à l'extérieur de la ville, nous soufflâmes. Essayer de contrôler une arsacide curieuse était horrible, je ne pouvais pas imaginer être à la place de Glacies, attaché à cette chose.

D'ailleurs, il s'était suffisamment remis pour pouvoir marcher, avec une certaine lenteur, mais il était déjà debout. Cette guérison rapide était impressionnante. Il avait même réussi à remettre son armure endommagée, l'arsacide s'était détachée de lui pour cela mais l'avait vite récupéré après.

« Et voilà, c'est là que nos chemins se séparent, dit Nix. Merci pour votre aide.

– C'est bizarre, j'ai l'impression que ça fait plusieurs jours depuis l'autre nuit, remarqua Voda.

– Normal, la vie défile plus vite lorsqu'un kimmani nous court après, plaisanta l'aîné.

– C'est une sacrée histoire… Avoua Kunji.

– Et on ne sait même pas comment vous vous appelez, rappela Akiko. »

Nix et Glacies sourirent et s'échangèrent un regard.

« Je me nomme Creslad, dit le plus grand. Lui, c'est Tran.

– Ce sont de sacrés prénoms… Lâcha Akiko. »

J'étais certain qu'elle les adorait. Et elle avait raison. Ça sonnait tellement mieux que Nix et Glacies. Mais n'était-ce pas dangereux ?

« Je suis jalouse, avoua-t-elle. Vos prénoms sont magnifiques !

– J'en déduis que tu n'aimes pas le tien, remarqua Creslad.

– Change-le alors, dit Tran.

– Mais je ne peux pas !

– Pourquoi pas ? Demanda-t-il.

– Mon clan ne l'accepterait jamais.

– Ce n'est pas comme si c'était une grosse perte.

– Il n'a pas tort, avoua Creslad.

– Vous avez entendu parler de ce clan ? Demanda Voda.

– Nous faisons des recherches sur tout ce qui peut nous poser problème, les Huiju en font partie. »

Ça aurait été difficile pour eux de passer à côté de ce fameux clan.

« Mais c'est le prénom que mes parents m'ont donné, reprit Akiko.

– Et il ne t'emmènera nulle part, affirma Tran. Rester proche de ce clan non plus.

– Ce qu'il veut dire, reprit son aîné, c'est que tu gagnerais à les quitter. À aller construire et vivre ta propre vie. Et si un jour tu le fais, tu pourrais le faire sous un nouveau nom pour prendre un vrai nouveau départ, sans être enfermée par ton passé avec eux.

– J'aimerais faire ça, avoua Tran.

– Pourquoi tu ne le fais pas alors ? Demanda Voda.

– Ne l'écoute pas, il ne supporte pas l'avantage d'être dans l'une des familles les plus pistonnées au monde, lâcha Creslad en lançant un regard noir à son cadet. Il s'en remettra. »

Il fit une pause.

« Mais sérieusement, tu devrais y penser, dit-il en s'adressant à Akiko. Rester avec ton clan ne fera que t'enfermer dans une vie qui ne te conviendra jamais. »

Akiko sembla vraiment y réfléchir. Elle se sentait coincée dans cette ville à cause de son clan alors je savais qu'elle avait déjà penser à partir pour avoir une meilleure vie. Je me surpris à penser que c'était quelque chose que faisaient tous les Huiju qui n'étaient pas comme leurs congénères : Isak, Akiko et Naje… Lui aussi avait voulu partir, peut-être le voulait-il encore malgré mon soutien ?

Un chant mélodieux s'éleva au loin, provenant d'une belle voix cristalline. Cela ressemblait à du kulning, comme à la capitale. Les frères semblèrent réagir à ce chant. C'était certainement une manière qu'ils avaient pour communiquer entre eux.

« Nous devrions y aller, dit Creslad.

– Ce chant, c'est vous ? Demandai-je sans trop savoir comment formuler ma question.

– Pas toujours, dit l'aîné.

– Quoi ? Quel chant ? Demanda Kunji. Je n'entends rien.

– Moi non plus… Remarqua Voda.

– Peut-être que vous devenez sourds, lança Tran.

– Bref ! Dit Creslad avant le début d'une dispute. Il est temps de partir. »

Creslad se courba devant nous pour nous saluer, forçant son frère à en faire de même, et ils partirent. Peu importe qui ils étaient, ils respectaient tout de même une sorte de code, sinon, ils nous auraient tués pour ne pas avoir de problème par la suite.

Après cela, j'avais traîné Naje dans notre local d'entraînement. Je savais qu'il ne dormirait pas avant longtemps et qu'il allait certainement rester dehors pour la nuit ou pour plusieurs jours. Alors je l'avais emmené là pour m'assurer qu'il soit en sécurité et qu'il dorme un peu.

Mais il avait besoin de se changer les idées pour pouvoir le faire, alors je lui avais demandé de m'apprendre quelques tours de cartes. C'était toujours impressionnant, surtout vu de près. Je n'étais pas sûr d'avoir réellement retenu quelque chose, mais au moins, Naje avait fini par fermer les yeux.

Il était donc allongé dans un lit de notre dortoir, profondément endormi, et j'étais assis sur l'autre, tourné vers lui. Je n'avais pas réussi à trouver le sommeil après tout cela. Quelque chose me dérangeait. C'était comme si j'avais loupé un détail. Un détail très important.

Alors j'observai les photos de Tsuyo et d'Isak, je sentais que c'était quelque chose en rapport avec eux. C'était sous mes yeux. Je le savais. Pourtant, ces photos semblaient normales. Totalement normales.

Je pouvais y voir Isak et Tsuyo dans leur jeunesse, bien avant leur disparition. Ils semblaient joyeux. J'avais du mal à croire que quelques années après avoir pris cette photo, ils se seraient simplement volatilisés.

Isak avait tout d'un Huiju physiquement. Il avait bien des cheveux noirs, coupés assez courts, et des yeux roses. Il avait un grand corps robuste et des traits relativement épais. Plus je regardais cette photo, plus je me demandais où étaient les points communs avec Naje. Ils étaient père et fils, ne devraient-ils pas se ressembler ?

Naje était plutôt petit, frêle avec des traits fins. J'avais compris depuis longtemps qu'il ne ressemblait pas à un Huiju mais pas au point de n'avoir aucune ressemblance avec son propre père. Mes yeux se posèrent sur la personne à côté d'Isak : Tsuyo.

Il avait une carrure plus mince et des traits plus fins. Il avait ses cheveux, de couleur indigo, assez longs, attachés en une queue basse. Il avait des yeux très clairs, le gauche était rouge et le droit était bleu. Avec des yeux pareils, nous aurions dû le retrouver depuis longtemps.

Mes yeux se posèrent sur Naje, toujours endormi, analysant ses traits. Puis mon regard se dirigea à nouveau sur les photos. Plusieurs fois.

Mince…

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