Hymne gémellaire
La date du concert fut annoncée pour le 17 mai à 20 heures, soit peu avant nos examens finaux qui devaient se dérouler fin juin. Avec le reste du groupe, nous répétions le plus souvent possible - et surtout quand ma mère s’absentait. Pour le moment, la chance était de mon côté : elle ne s’était aperçue de rien. Je faisais mon maximum pour jongler entre les révisions, les répétitions, le sport et ma vie spirituelle tout en maintenant de bonnes relations avec mes profs. Cela engendrait un épuisement non négligeable mais il me fallait tenir ce rythme pour ne pas éveiller les soupçons. Elie de son côté requiérait mon aide lorsque les maths le dépassaient, c’est-à-dire quasiment tous les soirs. Je passais deux heures à lui expliquer les fonctions et les équations du second degré qui lui arrachaient une grimace. Quand j’estimais que je ne pouvais plus lui faire ingurgiter quoi que ce soit parce qu’il se dispersait comme poussière dans l’air, je refermais ses livres d’exercices et l’on composait un morceau original. On s’était remis à griffonner ensemble, les trois-quarts du temps en se fondant sur ce qu’il avait annoté dans ses cahiers, entre deux cours sur la Mer d’Aral et sur les poètes maudits du XVIIIe.
― J’aimerais bien qu’on en écrive une rien que pour nous deux, t’en penses quoi ?
Allongés sur son lit, nous écoutions le dernier album de Ghost que nous avions acheté chez Besides Records le weekend précédent, profitant d’une envie subite du paternel d’acquérir de nouveaux vinyls à ajouter à sa collection personnelle. Nous l’avions également écouté sur YouTube mais le plaisir d’avoir ce disque entre nos mains et surtout dans la chaîne hi-fi au grain si particulier nous comblait. “He is” résonnait dans toute la chambre aux murs remplis de posters des grands chanteurs de rock et de rap idolâtrés d’Elie.
― Tu dis ça parce que celle-ci te fait penser à nous ? demandais-je en consultant la tracklist.
― Peut-être, sourit-il avec malice.
― Je trouve qu’elle te représente bien en tout cas.
― Parce que je suis ton rayon de soleil ? ricanna-t-il.
― Arrête de te la péter, rétorquais-je en lui balançant un oreiller à la figure.
Il prit un air choqué, un rictus au coin des lèvres. En un coup d'œil, on se retrouvait à se jeter sur le premier coussin qui serait notre projectile. S’en suivit une bataille acharnée où je parvins à grand-peine à le maîtriser en jouant de mon poids pour le contenir. Une fois son arme improvisée dégagée loin de sa portée, je glissais ma main dans son cou, sûr de mon effet.
― NOOON ! Fais pas ça ! Pas les chatouilles Ren !
Trop tard pour lui, je poursuivis mon assaut jusqu’à ce qu’il se torde, les larmes de rires aux yeux, comme un asticot et que je ne pus esquiver ses coups de genoux.
Ses cris et appels à l’aide firent débarquer maman qui en nous voyant se mit à rire. Sa bonne humeur depuis la veille ne nous avait pas échappé : elle avait conclu un contrat sur lequel elle travaillait. Elle nous demanda de garder cette pose, se précipitant pour aller chercher son appareil photo argentique qu’elle braqua sur nous en dépit des protestations de mon jumeau. Pour la peine, je pris la pose, bombant le torse, triomphant. Elie eut beau s’évertuer à me rendre la pareille, je n’étais aucunement chatouilleux ce qui accentua le rire mélodieux de maman dont il avait hérité.
La légèreté de ce moment me fit regretter le temps où je la voyais sourire en permanence. Elie avait pris davantage de son côté que de celui de papa. Quand elle agissait ainsi, j’avais le sentiment de retrouver la maman douce et attentionnée qui me racontait des histoires jusqu’à pas d’heure, qui s’émerveillait des fleurs de cerisiers à Ueno quand on retrouvait tante Maiko au printemps. Derrière ses ondulations brunes qu’elle ne détachait que rarement, derrière la rudesse de son visage oblong qui lui donnait des airs de Anne Hathaway, se cachait ma mère, celle que j’admirais lorsqu’elle emballait avec soin les paquets cadeaux, celle qui me soignait quand j’écorchais mes genoux lors de mes premiers rides en skate, celle qui nous prenait en photo à la moindre occasion pour remplir des albums souvenirs. En réalité, je savais ce qui avait tout fichu en l’air, ce qui l’a fait se refermer au point de ne voir en moi qu’un sujet de réussite et en Eliott qu’un gamin insouciant. Un souvenir lancinant me revint mais je préférais le chasser.
Elle me somma tout de même de relâcher Elie et nous proposa une sortie à la plage. Cette nouvelle le fit bondir de joie, si bien qu’il se dégagea de mon emprise en un claquement de doigt. Sans me prêter attention, il assembla ses affaires, les fourrant pêle-mêle dans son sac à dos. J’en fis de même, peu sûr de prendre un maillot de bain : il faisait certes beau pour cette fin de mois de septembre mais la fraîcheur automnale se ressentait en ville alors sur la Côté d’Opale, cela devait être pire. Le souvenir de nos vacances estivales sur l’île de Tokashiki raviva ma nostalgie ; nous n’avions pas pu retourner au Japon cet été à mon grand désespoir. J’espérais profiter des vacances de la Toussaint pour aller voir tante Maiko avec Elie, mais là encore, tout dépendait de l’emploi du temps de papa.
Notre sortie nous creva. C’est avec plaisir que je retrouvais ma chambre pour me détendre. La proposition d’Eliott trottait dans un coin de mon esprit : je me munissais d’un papier et d’un stylo pour déposer mes premières idées, raturant une bonne dizaine de demi-pages avant de trouver un début convenable. Satisfait, je débarquais dans sa chambre alors qu’il était aussi reparti à ses occupations.
― J’ai réfléchi à ta suggestion, que penses-tu de ce début ?
Elie bondit de sa chaise pour intercepter mon papier, l’air ravi. Il lut en silence en hochant la tête. Sans attendre, il chopa sa guitare, la ré-accorda et chercha un rythme.
― C’est un super bon début, j’aime beaucoup ! approuva-t-il. Attends, je verrai bien cette mélodie-là pour l’intro. Et on pourrait ajouter un refrain en japonais, qu’est-ce que t'en penses ? Papa serait content du clin d'œil, j’en suis sûr.
― Pourquoi pas. Tu te sentirais de l’écrire ?
― C’est dans mes cordes.
A deux, on se creusa les méninges durant deux bonnes heures, remplissant la corbeille d’idées infructueuses. Elie cherchait les rythmiques japonaises idéales qui ne dissoneraient pas avec des paroles françaises. Bien que nous avions principalement des inspirations anglophones et que l’on se débrouillait en anglais, on se sentait davantage d’écrire dans nos langues maternelles.
― Je te lis ce que ça donne ? me demanda-t-il.
En tailleur sur son lit, il affichait un air fier et excité qui me contamina. Je hochais la tête, impatient du résultat.
― Ok, alors ça donnerait :
Tamashii wa eien ni karamatte,
Tatta hitotsu no koi, tsutawaru yuuki,
Kage to hikari, te o tsunagi,
Unmei ni musubareru.
D’une voix modulée et chaude, Elie déclama ses strophes dont il semblait déjà maîtriser la mélodie. J’étais conquis. De mon côté, je lui lisais mes dernières créations que l’on modifia ensemble. Il s’attelait déjà à noter les partitions que notre début de texte lui inspiraient.
― Vous vous êtes remis à composer, c’est sympa.
Nous sursautions d’un seul corps : maman venait de débarquer. Les bras croisés sous la poitrine et accoudée au chambranle, ses yeux attendris nous fixaient. Je craignais qu’elle ne me réprimande de mon implication mais elle ne dit rien, s’asseyant à nos côtés pour scruter nos ébauches.
― J’avais envie qu’on en écrive une rien que pour nous, expliqua Elie en se reconcentrant sur les partitions.
Maman hocha la tête, compréhensive.
― Tu veux écouter ? lui proposais-je.
― Avec plaisir !
― Bon, ce n’est qu’un début, on n’a pas encore tout écrit, prévins-je.
Elle nous assura que cela ne faisait rien et qu’elle aimerait quand même de toute manière. Je commençais a cappella et Elie enchaîna avec fluidité pour le refrain et le pont.
― J’aime bien le mélange français-japonais, c’est original, commenta-t-elle quand on se tut. Je ne le comprends pas aussi bien que vous mais on devine l’émotion derrière. S’il aboutit, vous devriez l’enregistrer. On ne sait jamais, vous aurez peut-être l’occasion de le faire écouter à d’autres personnes. Tu veux le jouer pour le concert de fin d’année ?
Mon cœur cogna brusquement dans ma poitrine. La question s’adressait à Eliott, mais quelque chose me disait qu’elle soupçonnait ma participation. Avait-elle découvert le pot-aux-roses et attendait-elle que je me dénonce ? J’inspirais le plus discrètement possible pour me calmer.
― Je ne sais pas, j’aurais bien aimé la jouer avec Ren, répondit du tac au tac Elie, impassible.
― Je comprends, mais avec tes examens, les répétitions auraient pris trop de place dans ton emploi du temps.
Cette fois-ci, ses noisettes se dardaient sur moi, sincèrement peinées.
― Je sais à quel point ça te frustre mais je ne souhaite que le meilleur pour toi. Cela ne t’empêchera pas d’assister au concert, de composer avec ton frère ou de jouer de temps en temps, mais je ne voulais pas que tu consacres trop d’énergie et de temps à cela au détriment de tes études.
Je devais jouer son jeu. Je fis mine d'acquiescer, baissant les yeux pour contempler mon jean. Je détestais lui mentir, ce n’était qu’une question de temps, je le savais. Je devais en parler à papa pour qu’il assure mes arrières au risque d'entraîner aussi Elie dans cette histoire si jamais il réfutait la signature de l’autorisation. Et si c’était le cas, je ne donnais pas chair à sa peau.
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