Chapitre 1 L’écho du vide

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« Tic-Tac », « Tic-Tac », « Tic-Tac », « Tic-Tac ». Le son se répétait en boucle. Il me paraissait d’abord tout près, juste à côté de mes oreilles. Non. Pire que ça. Il résonnait à l’intérieur même de ma tête. Il tambourinait si fort que j’eus l’impression de recevoir de violents coups de marteau à chaque nouveau « Tic » et à chaque nouveau « Tac ». Pourtant je ne ressentais aucune douleur ; juste le bruit répétitif qui pénétrait mon esprit de plus en plus profondément.

Puis il commença à diminuer et à s’éloigner, ce qui me soulagea à un point que je n’aurais pas imaginé. Ou peut-être était-ce moi qui m’éloignais ? Je ne m’en rendais pas bien compte… mais tout ce qui importait était que le marteau avait lâché sa proie : mon cerveau et s’en était allé tourmenter quelqu’un d’autre.

Le « Tic-Tac » s’éloignait toujours, de plus en plus loin, jusqu’à ce que je ne le perçoive presque plus et que je reste seule dans l’obscurité et le silence. Où étais-je ? Je n’en avais aucune idée. Il y avait pourtant une certaine familiarité dans cet espace vide de formes et de couleurs, que je ne saurais expliquer.

Étais-je morte? Non, c’était impossible. Si j’étais réellement morte, je ne pourrais en aucun cas être en train de réfléchir à l’endroit et la raison de ma présence ici. C’était évident.

Était-il possible que je me sois égarée quelque part en chemin, dans les limbes ? Après tout, personne ne savait à quoi ça pouvait bien ressembler là-bas. Ce n’était donc pas une théorie improbable. Et ensuite, à quoi ça allait m’avancer de réfléchir ? J’étais prisonnière de la pénombre et destinée à y rester pour une durée indéterminée. Je ne pouvais rien y faire.

Mon esprit était présent, mais mon corps me paraissait absent. Vous savez, cette sensation de pouvoir sentir son enveloppe corporelle sans même la voir ou la toucher, de ressentir le simple fait d’exister physiquement. Je l’avais perdue à cet instant et n’avais pas la moindre idée de comment la retrouver.

Je ne sentais plus rien et au moment précis où je commençais à le réaliser, je fus prise d’une inquiétude terrible. Si mon corps avait disparu, mon esprit allait peut-être s’éteindre lui aussi prochainement ! Mes souvenirs, mon identité, tout allait disparaître comme si je n’étais jamais venue au monde.

Cette pensée m’était atroce. Je me mis alors à me concentrer et à me remémorer le plus de choses possibles et me répéter en boucle qui j’étais, comme si le fait de le dire avait le pouvoir d’ancrer ces informations dans ma mémoire et ainsi d’enregistrer ces données dans le monde des vivants.

Oui, c’était ça qu’il fallait faire. Alors je me le répétais encore et encore, autant de fois que je le pouvais. « Je m’appelle Aélys. J’ai dix-sept ans. Je vis dans un petit appartement à Paris, avec mes parents et mes deux petits frères, Charlie et Théo… »

Physiquement, comment étais-je ? Si, c’est bon. Je m’en souvenais toujours même si je ne voyais plus mon corps. Je n’étais pas très grande, un mètre cinquante-cinq tout au plus ; ce qui m’avait longtemps valu le surnom de « petit lutin » auprès de mes amis, qui me dépassaient quasiment tous de nombreux centimètres ! Sinon, j’avais de longs cheveux blonds ondulés, ce qui n’était pas très pratique après réflexion. Je ne comptais plus le nombre de fois où j’eus envie de les couper sur un coup de tête, après m’être accrochée une énième fois dans une fermeture de manteau. Seulement, ma mère m’en avait toujours empêché à temps, avant que je commette l’irréparable.

Il faut dire aussi que je n’ai jamais été très adroite de mon vivant.

Mon dieu ! Et voilà que je me mettais à parler comme si je n’étais déjà plus de ce monde. Qui sait ? Peut-être suis-je seulement en train de dormir ? Espérer une échappatoire à ma situation n’allait pas renforcer la possible annonce de ma mort après tout. N’importe qui aurait pu dire que garder un espoir et voir le positif serait le meilleur moyen de ne pas me perdre complètement et de conserver un lien avec la réalité. À mon humble avis, ces gens là n’y connaissaient que peu de choses. Ils n’avaient certainement jamais accédé à la sensation de vide, aux ténèbres les plus primaires et ne pouvaient qu’imaginer ce que l’on ressent lorsqu’on y est piégé. Ils ne savaient pas que cette terrible étendue de noirceurs abstraites, qui m’envahissaient petit à petit, je m’y trouvais déjà bien avant l’apparition du « Tic-Tac ».

Ma vie n’avait aucun sens en ce monde. Je ne savais pas quoi faire de mon avenir, ni même de mon présent. Je n’avais pas la détermination et les capacités nécessaires pour rendre hommage au monde qui m’avait créé. Je ne pouvais que le décevoir. Alors, que je fus morte ou non, cela ne changeait pas grand-chose au final. Je me laissais porter par l’atmosphère sombre et silencieuse qui m’entourait toute entière.

Soudain, un souvenir me vint subitement à l’esprit sans que je sache vraiment pourquoi. C’était un mercredi après-midi. Le soleil brillait et la chaleur de ses rayons me caressait la peau avec une douceur agréable, venant se poser avec légèreté sur mes bras, mon visage et mes jambes comme une centaine de plumes d’oiseaux. C’était une belle journée d’été, où tous les enfants et adolescents du quartier allaient s’amuser au parc. Certains venaient simplement s’allonger dans la pelouse tondue, pour une séance de bronzage, d’autres écoutaient de la musique et discutaient en petits groupes de trois ou quatre. Les plus téméraires s’entraînaient encore à leurs figures de skateboard, malgré une température de plus de trente degrés. Je venais ici presque tous les jours pendant cet été, avec mon frère âgé d’à peine un an de moins que moi.

Charlie et moi étions très proches à cette époque, on ne se quittait pas. Nous étions comme des meilleurs amis, tout en étant frère et sœur, ce qui ne manquait pas d’étonner la plupart de nos camarades de classe. Ils ne comprenaient pas que nous puissions être autant collés l’un à l’autre à l’extérieur, malgré le fait que nous vivions déjà ensemble à la maison. Mais je n’en avais que faire, Charlie était le seul en qui je pouvais réellement avoir confiance et à qui je m’ouvrais complètement.

Chacune de ces chaudes journées, nous nous rendions donc au parc et avions pris l’habitude d’acheter de délicieux sorbets au camion du marchand de glaces, qui était toujours présent à l’entrée. C’était un vieil homme d’origine italienne que tous les jeunes du quartier appelaient par son prénom, Giuliano. Il parvenait à apporter de la joie et de la bonne humeur aux passants, par son simple sourire, qui faisait plisser ses yeux et dévoilait ses nombreuses rides ; mais cela ne faisait qu’alimenter son charme. Giuliano adorait son métier. Il était inévitablement né dans un camion de glaces. C’était en tout cas ce que je m’étais toujours dis en le voyant. Après avoir acheté nos glaces respectives, myrtille pour moi et citron pour Charlie, nous nous installions au fond du parc, dans un coin ombragé par les quelques arbres qui nous entouraient. Nous nous allongions sur l’herbe tiède et discutions pendant parfois des heures, les yeux rivés sur le ciel, observant les déplacements et déformations des nuages.

Comme cette époque me manquait. Il y a bien longtemps que nous n’étions pas retourné dans ce parc et que nous n’avions pas eu de véritables conversations, juste pour le plaisir. Charlie avait bien changé depuis ce temps.

Je me rendis compte que ce souvenir était en réalité sûrement l’un des plus précieux que je possédais. Je donnerais n’importe quoi pour le revivre, pour retourner à cette époque d’insouciance où nous n’avions pas de responsabilités, exceptée celle de rentrer à l’heure à l’appartement pour ne pas se faire disputer par nos parents. C’était si beau… et voilà que maintenant je me retrouvais dans les limbes ou quelque chose qui s’en rapproche, sans avoir la moindre idée de ce qui avait pu me conduire dans ce lieu étrange. Si j’avais pu verser une larme, je crois que je l’aurais fait. Ça n’aurait pas été une larme de tristesse, mais plutôt de nostalgie.

C’est là que j’entendis la voix pour la première fois. Une voix à la tonalité grave, mais douce, qui répétait des paroles indistinctes. Elle venait du fond des ténèbres, mais elle n’avait rien de ténébreuse en réalité. Il me semblait que c’était un garçon. Était-il mort lui aussi ? Avait-il pu se perdre comme moi dans les profondeurs de son âme ?

Il paraissait si loin, en dehors de tout et pourtant je tentais de me rapprocher de lui, de déplacer mon esprit vers cette voix qui murmurait et m’attirait comme un aimant. Je pouvais entendre le volume de la voix augmenter au fur et à mesure et ses paroles devinrent de plus en plus claires. « Tu pleures. Pourquoi est-ce que tu pleures ? Réveilles-toi, je t’en prie. » J’eus tellement envie de lui répondre : « Je suis là ! Je ne suis pas endormie ! ». J’étais si heureuse d’entendre la voix d’un autre individu que je mis toute mon énergie pour l’atteindre et lui parler. Tel était mon but. L’atteindre, à tout prix. Je l’entendais, sa voix devenant de plus en plus puissante et insistante. « Réveilles-toi ! ». « Réveilles-toi, allez !».

C’est à ce moment que je commençai à ressentir de nouveau mon corps. C’était une infime sensation, quelques frémissements qui parcouraient tout mon être. Puis cela devint plus oppressant, plus violent. Je pouvais ressentir de véritables secousses, qui dans un premier temps me donnèrent de terribles vertiges, mais qui m’apportèrent ensuite une grande joie, car à présent je le savais. Je savais que j’étais encore en vie et que j’allais pouvoir quitter le vide et l’obscurité. Pour aller où ? Je n’en avais pas la moindre idée, mais je m’en fichais. Ça n’avait pas d’importance.

La voix était maintenant si proche, que j’eus peur de la heurter. Et ce fut en effet ce qui arriva. Mon esprit regagna mon enveloppe corporelle avec brutalité et j’esquissai un mouvement en avant, cognant au passage le propriétaire de la voix qui m’appelait, qui était penché sur mon corps inerte. Ce fut comme un réflexe. Je partis en avant, puis me rallongea presque instantanément ; ce qui je pense du le surprendre et l’effrayer.

J’attendis quelques secondes ainsi, le temps de calmer mes vertiges, puis j’ouvris les yeux et vis la lumière aveuglante d’une journée ensoleillée traverser mes iris vert émeraude. J’étais sortie de mes limbes.

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