Chapitre 6 : Créateurs et clarosfène
Je mis un certain moment avant de revenir à la réalité ce matin là et de me souvenir que je n’étais plus chez moi. Je m’étais réveillée dans la chambre aux bougies, celle qui appartenait aux parents de mes hôtes. Il y avait longtemps que je n’avais pas aussi mal dormi.
Lorsque je me levai pour m’étirer, je me rendis compte que j’étais en sueur. Ce cauchemar m’avait plus affecté que ce que je pensais. Je m’étais à nouveau retrouvée dans ce lieu terrifiant, obscur et vide où la volonté n’existait plus. C’était pire que la dernière fois et je ne me l’expliquais toujours pas. J’avais réellement perdu mon envie de vivre en un claquement de doigts. Heureusement ce n’était qu’un rêve, du moins je l’espérais.
Je m’accroupis devant l’unique fenêtre de la pièce, qui se trouvait au ras du sol et l’ouvris pour sentir la fraîcheur de l’air et observer les premiers rayons du soleil, qui pointaient le bout de leur nez et faisaient jaillir l’éclat des maisons de métal. La cité était encore très calme. Il était tôt et les habitants ne devaient pas encore être réveillés. Je profitai de ce silence agréable, mais la faim commençant à me prendre, j’interrompis ma séance de relaxation au bout d’un quart d’heure.
Je refermai la fenêtre et ouvris lentement la porte de la chambre, de peur de réveiller un adepte de la grasse matinée. Je descendis les marches de l’escalier et entrai dans la cuisine. Enora était déjà levée et mangeait tranquillement ce qui s’apparentait à des sortes de biscottes aux céréales tartinées d’une fine couche de beurre. Mon arrivée la stoppa dans son élan.
-Eu… salut, lui dis-je mal assurée.
Elle me répondit d’un simple signe de tête, accompagné d’un sourire forcé. De toute évidence, elle n’avait pas digéré le fait de ma présence chez elle. Je me sentais comme une intruse dans la pièce. À mon grand étonnement, elle m’adressa tout de même la parole en conservant sa nonchalance.
-T’en veux ? me demanda-t-elle en me tendant la boîte de biscottes aux céréales. Je suppose que tu dois avoir faim.
-Merci. Oui je meurs de faim.
-Sers-toi. Il y a du jus d’orange et du beurre dans le réfrigérateur. Moi je vais me préparer pour le boulot, annonça-t-elle en finissant sa tartine et se leva de table lorsque je m’y installai. Elle commença à se diriger vers l’escalier et se retourna vers moi au dernier moment.
-Une dernière chose, Aélys c’est ça ? Si pour je ne sais quelle raison on venait à se croiser en ville dans la journée, je ne te connais pas. C’est compris ?
-Oh, oui, bien sûr… je comprends.
Je crois qu’Enora me haïssait vraiment, sans que je sache pourquoi. Elle se montrait si froide envers moi. Je me surpris alors à observer mes mains et mes vêtements, de peur de m’être transformée en horrible cafard durant la nuit. Non, tout allait bien. Mes mains étaient normales, faites de chair et de peau et mes vêtements n’avaient pas changé depuis la veille. Je portais toujours mon jean noir serré, mon débardeur bordeaux que j’aimais tout particulièrement pour ses lanières déchirées au niveau du col et les petits accessoires que j’y avais accroché, des lunes et pierres métalliques et des symboles celtiques. Le triskell était mon préféré, avec ses trois bras tournants qui ressemblaient à de petites vagues. Je portais également ma longue veste en jean bleu foncé. Rien n’avait changé dans mon apparence. J’en déduis qu’Enora ne m’appréciait pas pour une raison qui se trouvait hors de ma portée, ce qui me désolait.
Soudain, Robin dévala l’escalier et entra en trombe dans la cuisine.
-Aélys ! Tout va bien ? s’écria-t-il lorsqu’il me vit en train de manger. J’ai vu ma sœur remonter et vu que tu n’étais plus dans ta chambre…
Il parlait avec précipitation, presque paniqué.
-… j’ai eu peur qu’Enora t’ai fait fuir en fait, finit-il d’expliquer un peu gêné. Mais je vois que tu as l’air d’aller bien alors, tant mieux !
Le voir ainsi se mettre dans tous ses états me fit rire de bon cœur, ce qui acheva de le rassurer.
- Ça va, ne t’inquiètes pas. Ta sœur n’est quand même pas une diablesse et je ne compte pas partir. En vérité je ne tiendrai pas une journée dehors toute seule je pense, lui avouai-je.
-Ah, ah ! Je suis sûr que tu es plus débrouillarde que tu ne le crois, mais tu auras bien plus de chances de t’en sortir avec moi. Je connais la ville par cœur.
Robin prit la bouteille de jus d’orange que j’avais sortie sur la table et se servit un verre qu’il but d’une traite, ne prenant même pas le temps de s’asseoir.
-Tu sais quoi ? me lança-t-il. Tu devrais m’accompagner au travail aujourd’hui ! Comme ça je pourrais te montrer ce que je fais et ça te donnera l’occasion de sortir.
-C’est vrai ? lui répondis-je enjouée à l’idée de pouvoir en découvrir plus sur la cité de Christoval. Mais… je n’étais pas censée rester cachée pour que personne ne se rende compte que je n’ai pas d’attaches ici ?
Robin haussa les épaules en buvant un deuxième verre de jus d’orange qu’il avala aussi rapidement que le premier.
-Tant que nous sommes prudents ça devrait aller. La journée les rues sont blindées et les patrouilles ont plus de difficultés à discerner les habitants entre eux. C’est une ville très dynamique. Nous ferons en sorte de passer inaperçus.
Robin et moi avions attendu qu’Enora quitte le domicile pour sortir à notre tour. Il fallait s’assurer qu’elle ne serait pas au courant de notre petite escapade. Nous étions à nouveau passés par le réseau des tunnels, qui demeurait plus discret, malgré le fait que nous croisâmes quelques personnes qui erraient seules, mais elles ne nous prêtaient pas la moindre attention, perdues dans leurs pensées. Nous ressortîmes dans une partie de la cité que je n’avais pas encore vue, le quartier des affaires. Je suivis Robin à la trace à travers le mouvement de la foule qui se pressait dans tous les sens, entrant et sortant des bâtiments, montant et descendant des nombreux tramways en métal brillant qui traversaient les rues. Nous nous trouvions dans l’importante zone technologique, dans laquelle tout le monde travaillait. Il n’y avait aucune habitation, mais d’imposants immeubles construits en forme de livres tous plus différents les uns que les autres. Certains avaient de grosses reliures et étaient très larges, alors que d’autres étaient beaucoup plus fins et simples. Les portes d’entrée des bâtiments se distinguaient comme des déchirures de pages ou de couverture trop usée. Nous arrivâmes au pied d’un bâtiment très bas, mais qui s’étendait en largeur. Nous étions plus à l’écart de l’animation du centre-ville. Robin m’entraîna dans le livre où il travaillait par une porte à l’arrière que personne n’empruntait jamais. Ainsi nous serions plus discrets qu’en passant par l’une des trois entrées principales.
Mon ami possédait la clé et se mit à la tourner pour ouvrir la porte. Il la poussa lentement et passa sa tête sans un bruit dans l’ouverture pour vérifier que personne ne se trouvait à l’intérieur de la pièce. Ne repérant aucun danger, il me fit signe d’entrer et referma la porte quand je fus à l’intérieur. Cela ressemblait à une sorte d’usine, en plus propre et plus moderne que ce que je connaissais. Des piles de morceaux de métal s’entassaient le long des murs et des centaines d’ouvriers revêtant tous casques et longues vestes grises s’activaient dans un grand espace, relié par un long couloir à la pièce par laquelle nous nous étions introduits. Robin se hâta d’enfiler une des vestes grises qui était accrochée au mur de gauche et se saisit d’une seconde qu’il me tendit.
-Mets ça et personne ne se doutera de rien. Nous sommes trop nombreux pour que quelqu’un remarque ta présence inhabituelle. On ne se connait déjà même pas tous de base.
Il prit ensuite son air sérieux et me conduisit à travers le couloir, jusqu’à l’espace ouvert où tout le monde s’activait. C’était un vrai atelier de construction où l’on façonnait l’étrange matière qui couvrait toute la ville.
-Ce métal, c’est avec ça que vous construisez tous les bâtiments et les moyens de transports ! Alors c’est ça que tu fais tous les jours, tu produis la matière première ? demandai-je impressionnée.
-Le métal tu dis ? s’étonna-t-il. C’est loin d’être du simple métal ! Tu es dans une entreprise de création de clarosfène. Nous ne le produisons pas mais nous nous en servons pour créer les différentes pièces utiles à la cité, c’est ça notre boulot. Nous sommes des créateurs ! s’écria-t-il en étendant les bras.
-Je vois ça ! répondis-je joyeusement en regardant les ouvriers, les « créateurs » s’affairer à construire des plaques, morceaux de toits, portes ou encore escaliers.
Cependant je m’intriguais encore sur ce que Robin venait de me raconter.
-Le clarosfène, c’est quoi exactement ? D’où est-ce-qu’il provient ? l’interrogeais-je.
-Il provient de Christoval tout simplement ! Pas besoin d’aller le chercher plus loin comme nos ancêtres le faisaient, en exploitant des terrains très éloignés de leurs zones d’utilisation. Quelle perte de temps !
Son explication me laissait perplexe, aussi je tentai de creuser un peu.
-Excuses-moi mais, je t’avoue que j’ai un peu de mal à comprendre votre procédé.
-Eh bien, ce sont les scientifiques qui ont « trouvé la recette ». Ils ont expérimenté plein de mélanges entre des éléments naturels et des produits chimiques. Ils ont fait tu sais, des transformations quoi et ils ont découvert que cette terre rougeâtre qui couvre tout le sol et les alentours de Christoval avait, disons des propriétés particulières, qui leurs ont permis de développer cette matière, le clarosfène. Il est à la fois extrêmement solide et facilement malléable. Il nous permet de créer des formes très originales et en plus c’est un parfait isolant et réceptif à la chaleur du soleil, ce qui fait que nous n’avons plus besoin de chauffage la plupart du temps.
-Waouh, c’est vraiment révolutionnaire en fait votre truc, répliquai-je en pensant à la maison nuage dans laquelle j’avais la chance de vivre depuis hier soir.
-Bon, c’est pas que je m’ennuie à papoter avec toi mais on doit se mettre au boulot si on ne veut pas se faire repérer.
-Oh oui bien sûr ! Désolée.
Robin et moi nous mîmes à travailler sur une porte et à la modeler en déchirure de livre.
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