Chapitre 10 : Une rencontre inattendue
-Allô ? Robin c’est toi ? Enora ? Les enfants ?
La voix provenait du petit écran que je tenais dans mes mains. C’était celle d’une femme. Elle avait commencé à parler lorsque la lumière blanche était apparue et s’était mise à clignoter, formant des cercles qui s’agrandissaient et rétrécissaient au fur et à mesure de ses paroles, comme des capteurs de sons. La voix n’ayant pas eu de réponse, elle reproduit plusieurs fois sa demande de contact.
C’était la mère de Robin. Je ne savais pas ce qui avait déclenché son démarrage et ne pouvais donc pas l’éteindre en vitesse.
-Les enfants, vous êtes là ? Vous m’entendez ?
Ne sachant pas quoi lui répondre, je mis un peu de temps à réagir.
-Eu… bonjour ! Non désolé, Enora et Robin ne sont pas là, ils sont au travail, finis-je par dire.
-Oh, je vois… répliqua-t-elle avec une pointe de déception. Mais alors… qui êtes-vous mademoiselle ? Que faites-vous seule dans notre habitat ?
Elle posa ses dernières questions d’un air soudainement plus suspicieux.
-Comment vous expliquer, c’est une longue histoire à vrai dire. Je vous ai… allumé par erreur. Je suis désolée de vous avoir dérangée.
-Dérangée ! s’écria-t-elle. Je suis morte voyons. Comment voulez-vous déranger un mort ?
-Techniquement… vous n’êtes pas vraiment morte de ce que j’en ai compris, lui répondis-je avec surprise.
-C’est tout comme. Voire peut-être pire. Qu’en sais-je après tout ? Je ne connaîtrais jamais la vraie mort, un passage si important pour l’être humain…
La femme s’exprimait d’une manière qui m’étonnait de plus en plus. Elle paraissait très contrariée par sa condition d’esprit. Aussi, je lui fis savoir mes questionnements.
-Excusez-moi mais, j’ai un peu de mal à comprendre. Vous n’êtes pas contente d’avoir assuré la survie de votre esprit ?
Elle se mit à rire avec dédain, mais je ne su pas tout de suite s’il était envers moi ou envers elle-même.
-Vous croyez vraiment que c’est une bonne chose vous ? Que l’on m’enferme dans une vulgaire tablette miniature et qu’on me range quelque part comme on rangerait un livre, que l’on ressortirait une fois de temps en temps en cas d’ennui ou besoin d’un conseil de cuisine ?
Je réfléchis un instant à ce qu’elle me disait et observai soudain la tragique existence de Madame Coronas. Elle devait se sentir bien seule, peut-être encore plus que moi au final.
-Je comprends… il est vrai que je n’avais pas vu les choses ainsi…
-Et oui. Qui pense créer une société parfaite ne peut en voir les failles.
-C’est vrai. À vrai dire, je crois que je commence de plus en plus à m’en rendre compte, je répondis, en pleine réflexion.
-Tout cela pour dire que je ne connais toujours pas votre identité jeune fille. Racontez-moi donc votre histoire compliquée. J’ai tout mon temps. Il faut dire qu’il y a bien longtemps que mes enfants ne m’ont pas contactée.
-Bien, je vais tout vous dire alors.
Je me mis immédiatement à lui exposer la situation. Je lui expliquai mon arrivée à Christoval, ma rencontre avec Robin, ma visite de la ville et l’attaque des chasseurs de souvenirs, ce dont je me rappelais de l’époque où je vivais à Paris avec mes parents et mes frères. Je me surpris même à lui parler de mes angoisses quotidiennes liées à mes cauchemars et mon enfermement constant. La femme fut réellement à l’écoute et s’intéressait au « monde » différent d’où je venais. Elle fut terriblement inquiète lorsque je mentionnai les souvenirs que Robin avait perdu, ceux de son père qui lui avaient été arrachés par les Syrus il y a quelques semaines. À cet instant, un malaise se créa entre nous sans que je sache vraiment pour quelle raison. Madame Coronas semblait particulièrement bouleversée par cette histoire de souvenirs et soupira. Je rompis alors le silence qui s’était installé depuis plusieurs secondes.
-Je peux vous demander… vous avez une idée de ce que pouvaient contenir les souvenirs que Robin a perdu ? Est-ce-que vous étiez au courant des agissements de votre mari malgré votre maladie ? me risquai-je à demander. Je savais que ça ne me regardait pas, mais il en allait peut-être de la sécurité de mon ami.
-Bien sûr que j’étais au courant ! s’écria-t-elle en montant en colère. Ce n’est pas parce que j’ai fini alitée que j’ai arrêté d’être une oreille attentive pour mon cher Edmond !
-Oh pardon, ce n’est pas ce que j’insinuais ! m’empressai-je de répondre. Ce n’était qu’une question déplacée. En fait, je dois vous avouer que j’ai un peu peur pour votre fils madame. J’ai un mauvais pressentiment, lui avouai-je en baissant la voix. Peut-être que je suis juste paranoïaque, mais je crains que les Syrus tentent à nouveau de s’en prendre à lui ou bien à Enora.
-Mmm… sincèrement je ne pense pas. Les Syrus n’agissent jamais à la légère, ils sont très préparés et ne font en général pas d’erreurs. S’ils ont eu Robin une fois, ils ont pris tout ce qui leurs était nécessaire, les souvenirs les plus essentiels. La prochaine fois qu’ils s’en prendront à quelqu’un, ce ne sera pas à lui. En revanche si je t’en dis trop, ça pourrait retomber sur toi et je ne préfère pas prendre ce risque. Une victime sous mon toit me suffit amplement, répliqua-t-elle fermement.
-Sinon le souvenir de cette discussion deviendrait une arme que les chasseurs pourraient convoiter, si je comprends bien ? dit-je en observant la rue à travers la fenêtre de ma chambre.
-Oui.
Le silence retomba sur la pièce. Je me réfugiai dans mes pensées, allongée sur le sol et profitai de la chaleur du soleil qui tapait contre la vitre à ma gauche. La mère de mes hôtes ne parlait plus non plus.
Je crus au bout d’un moment qu’elle était partie et m’apprêtais à aller remettre l’écran à sa place, lorsqu’elle se mit brusquement à réagir, ce qui me fit sursauter. Elle devait elle aussi s’être plongée dans une grande réflexion, car elle reprit la parole avec agitation, à priori pas du tout prête à rompre le contact. Elle tenta de parler fort et vite, mais je ne compris rien à ce qu’elle me dit. L’écran s’était mis à grésiller et à déformer tous les sons qui en sortaient. Je tentai de le bouger et de rappeler Madame Coronas, que je finis par ne plus entendre du tout.
-Madame ! Madame ! Vous êtes là ? Je ne vous entends plus, le réceptacle fonctionne très mal ! S’il vous plaît répondez-moi ! hurlai-je, de peur d’avoir rendu l’écran défectueux en le faisant tomber et d’avoir définitivement fait disparaître la mère de Robin.
Non, non dites-moi qu’elle est encore là ! Je m’en serais voulu toute ma vie si le contact était perdu pour toujours par ma faute.
Tout à coup, j’entendis de nouveau des sons et la voix revint d’abord faiblement, puis reprit son volume initial.
-Oui ? Aélys, tu m’entends ? dit-elle.
Je levai les yeux au plafond et soupirai de soulagement.
-Je vous entends ! J’ai eu peur de vous avoir perdu !
-Il en faudrait plus que ça pour qu’on se débarrasse de moi, crois-moi.
J’esquissai un sourire et repris la conversation.
-Vous aviez commencé à me dire quelque chose avant le grésillement, je n’ai pas entendu ce que c’était.
-Oui, il faut que tu m’écoutes, dit-elle gravement. Je viens d’avoir un terrible doute et j’ai bien peur que nous ayons un plus gros problème que prévu.
-Comment ça ? De quoi parlez-vous, je lui demandai, inquiète.
-Il y avait un soir où Edmond était venu me rendre visite… avec les enfants. Il les avait envoyés chercher des boissons au d… distributeur de l’hôpital, mais Robin est revenu rapidement et nous ne… nous ne l’avons pas vu arriver. Je ne sais pas s’il a pu écouter notre conversation, ou s’il l’aurait gardé en mémoire inconsciemment.
Madame Coronas parlait avec un léger bégaiement qui n’avait rien de rassurant. Elle paraissait paniquée à l’idée que son fils encore jeune à ce moment, ai pu entendre la discussion qu’elle avait eu avec son mari ce jour-là. Qu’avait-il bien pu lui dire pour qu’elle soit aussi effrayée d’en parler? Je ne tardai pas à avoir ma réponse et elle ne me plut pas du tout.
-Ce soir-là, Emond m’a dit avoir découvert quelque chose de très important pour l’organisation de la rébellion qu’il préparait avec son groupe. Ils voulaient lancer un coup d’état, mais ils avaient de bonnes intentions. Tout ce qu’ils voulaient, c’était arrêter les dématérialisations et libérer la ville du contrôle excessif sur les populations.
Elle s’arrêta un instant, hésitant sûrement à divulguer des informations qui devaient être restées secrètes jusqu’à présent. Je l’encourageai alors à continuer en lui promettant que je garderais ça secret s’il le faut.
-Tout ce que je peux te dire, c’est qu’Edmond avait découvert une faille dans le système, quelque chose qui pourrait faire flancher le gouvernement de Christoval. Je ne peux pas te dire précisément ce que c’est, ce serait beaucoup trop dangereux. Les chasseurs de souvenirs ne doivent en aucun cas l’apprendre, en espérant qu’ils n’aient pas déjà mis la main dessus. Si c’est le cas, nous ne pourrons plus rien faire contre eux. Ils chercheront à utiliser cette faille pour prendre le pouvoir et semer le chaos. C’est inévitable.
Je restai pétrifiée devant l’écran. Robin m’avait précisément dit qu’il ne se souvenait de rien en lien avec les actions menées par son père pendant la tentative de révolte. Comment savoir s’il ne possédait pas ce souvenir à l’origine ou si celui-ci avait été récupéré par les Syrus ? Il fallait absolument que je prévienne Robin. Toute la cité était en danger.
-Merci beaucoup pour ces informations Madame Coronas. Je vous promets de faire mon possible pour essayer de régler ce… problème, lui annonçais-je en essayant de paraître confiante. J’en discuterai avec votre fils. Merci pour votre aide.
-Et Aélys, n’oublies jamais que les Syrus ne se révoltent pas pour la bonne cause. Ce sont des anarchistes, ils arrivent à leurs fins par la violence et la manipulation. Ne te laisses jamais tenter, compris ?
-Bien sûr ! Ne vous en faites pas, nous ne les laisserons pas faire.
-Bien, tu peux m’éteindre si tu veux. Pousse la lumière qui clignote vers le bas. Au revoir et bonne chance.
Je m’exécutai et l’écran s’éteint aussitôt, redevenant parfaitement noir. Je me relevai et replaçai l’esprit à sa place, accroché au mur dans la chambre qui avait autrefois été la sienne. Je descendis enfin au salon, faisant hurler les marches de l’escalier et m’assis à mon poste d’observation habituel, sur l’accoudoir du fauteuil, face à la fenêtre. Je me mis à scruter la rue, attendant le retour de Robin, qui devait revenir plus tôt aujourd’hui.
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