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De bonne heure le lendemain matin, comme convenu avec monsieur de Schlippendorf, Ambroisine et ses deux compagnons partirent visiter le placer sur lequel le duc de Solmignihac avait été attaqué. Ayant invoqué la présence des Oyacoulets, l’aristocrate avait obtenu que ses camarades reprennent armes et munitions. À ses yeux, les deux gardes réquisitionnés par le directeur-adjoint ne semblaient pas suffisants. Une fois la formalité accomplie, tout le monde se dirigea vers un petit enclos où se trouvaient quelques tombes, marquées de croix en bois, plus ou moins attaquées par le climat. Celle du directeur de la Compagnie était encore fringante. La terre avait cependant repris la couleur des alentours et la couronne de fleurs s’était déjà décomposée. Ambroisine sentit sa gorge se nouer. Ce triste spectacle lui rappelait son échec et les conséquences, qu'elle pressentait terribles pour son avenir. La visite, certes prévue mais surtout protocolaire, lui était bien pénible !


— C’est ici que nous enterrons les ingénieurs et autres membres importants. Le plus souvent, ils décèdent de maladie. Nous n’espérions jamais y voir un jour reposer Monsieur le Directeur, affecta de regretter son second.

— Il existe déjà des cales froides dans les transat’ : un jour, on pourra p’t-être en mettre sur les pirogues et offrir une sépulture à Saint-Laurent à votre ancien chef, commenta Charlotte.

— À dire vrai, j’attends plus des dirigeables, répondit le blond. Mais il y a encore des problèmes techniques à résoudre.

— Ne m’en parlez pas, intervint Ambroisine avec tristesse, je peste à ce sujet depuis mon arrivée à Cayenne !

— C’est d’autant plus important que, dans ce domaine, les Allemands nous mènent une concurrence rude, ajouta l’adjoint. Je serais triste que notre pays se fasse distancer dans cette course.


Après quelques instants de recueillement, le groupe dut repartir. Si l’air était encore frais, il n’allait cependant pas tarder à devenir étouffant. Tous grimpèrent dans une imposante remorque munie d’un toit de toile et de deux banquettes disposées dos à dos. L’ensemble était tiré par un énorme tracteur à vapeur Lombard. C’était une sorte de locomotive, conduite par trois hommes en bleus de chauffe constellés de taches de graisse et de suie. Le véhicule était muni de chenilles métalliques supportant la cabine en bois du chauffeur et du mécanicien. Le conducteur était assis avec un des hommes du blondinet, sous un carbet métallique situé à l’avant de la chaudière cylindrique : il maniait le large volant qui commandait la rotation des deux roues du train avant, fixées sous son poste de conduite. L’engin avançait en émettant un cliquetis désagréable associé au chuintement caractéristique des locomotives. Ce vacarme empêchait presque les passagers d’entendre les sons de la jungle, qui bordait le chemin sur lequel l’équipage avançait à peine plus vite qu’un homme au pas. Toutes les espèces d’oiseaux et de singes envoyaient leur cri d’alarme alors que l’impressionnant et effrayant mastodonte évoluait en crachant un panache de fumée grise, d’étincelles et de scories. Près des pistons, deux soupapes laissaient s’échapper un nuage de vapeur blanche qui auréolait le ventre de la bête et se mêlait à la poussière de latérite.


Pendant que Charlotte et Tribois contemplaient le paysage, Ambroisine, désireuse de se changer les idées, interrogea Schlippendorf sur la provenance du véhicule. Elle fut surprise d’apprendre qu’il venait des États-Unis et que l’ancien ingénieur des mines voulait développer le commerce avec ce pays, au détriment de la France. Des discussions étaient ainsi en cours pour la fourniture de carabines révolutionnaires ! Mais le pire restait à venir, car leur hôte enchaîna ensuite sur ses succès pour la Compagnie minière. La jeune aristocrate regrettait avec amertume de l’avoir ainsi lancé sur la voie de l’autocongratulation. Eût-il voulu justifier sa nomination dans l’ordre de la légion d’honneur, qu’il ne s’y serait sans doute guère pris autrement, pensait-elle. À l’écouter, il était le meilleur, le plus intelligent, le plus malin… celui sans qui le duc de Solmignihac n’aurait pas amassé tant de fortune, ni obtenu une telle influence. Le petit Alsacien était plus que son éminence grise, il était le véritable cerveau de l’affaire… Qu’il disparût et l’empire se serait effondré comme un vulgaire château de cartes sous la brise. Mais ne l’avait-il pas déjà péroré la veille au dîner ?


— Pardonnez-moi, Maximilien, vous permettez que je vous appelle ainsi ? parvint-elle à l’interrompre.

— Oh mais bien sûr, je ne saurais rien refuser à une si jolie demoiselle ! sourit le narcissique.

— Votre femme doit être fière d’avoir épousé un tel génie !

— Ah ! C’est le grand échec de ma vie, déplora-t-il en baissant les yeux.

— Oh, vous savez, tout n’est pas perdu : vous êtes encore très bel homme. Allié à toutes les qualités que vous venez de nous énumérer, je doute que vous ne réussissiez à intéresser la bonne société cayennaise.

— Je n’ai pas tant l’occasion de me rendre à la capitale, avec tout le travail que j’ai ici !

— Mais avec vos nouvelles fonctions, vous y serez bien obligé, non ? Et puis, vous savez, il n’y a pas toujours besoin de chercher très loin pour trouver l’amour… ajouta-t-elle avec une fausse innocence.


Le monstre de métal ralentit : enfin, on arrivait sur les lieux du drame. Sous la chaudière, les têtes de piston crachèrent des bouffées blanches qui fusèrent perpendiculairement au trajet en sifflant, comme si la machine cherchait à empêcher la nature de profiter de l’arrêt pour s’approcher d’elle.


— Je crois que nous arrivons ! commenta l’Alsacien, soulagé de pouvoir mettre fin à la discussion.


C’était là, dans cette clairière au sol mis à nu, que le « maître de la Guyane » avait fait sa funeste rencontre. Le garge était bien sûr énorme – plusieurs mètres de long[1] – car il fallait bien ça pour justifier qu’il s’attaquât au maître incontesté de la province. Le pauvre duc avait été lâchement surpris alors qu’il se faisait expliquer le potentiel du futur placer par ses ingénieurs. Sans aucun signe avant-coureur, il s’était effondré, foudroyé par l’attaque du perfide reptile. Depuis, les ouvriers renâclaient à reprendre l’exploitation : ils voulaient voir le corps de l’assassin pendu haut et cours. Disposant de trop peu d’hommes pour les contraindre par la force, Schlippendorf attendait donc le retour de quelques chasseurs ; n’importe quel boa ferait l’affaire face à ces ignares. L’endroit était donc désert.


Le directeur-adjoint et Ambroisine fermaient la marche. L’ingénieur en chef laissa Charlotte et Tribois prendre un peu de distance. Ses deux gardes s’étaient postés un peu plus loin. Le sol était nu et dégagé, comme essarté par une force destructrice ; aucun outil, ni aucune trace ne témoignaient de la présence passée de terrassiers. Un gros serpent chasseur noir et jaune traversa en trombe un coin entre deux côtés herbagés. Schlippendorf pesta contre ses hommes, qui préféraient scruter l’orée de la forêt. Cette dernière bruissait des cris d’alarme d’animaux variés, tandis que des volées d’oiseaux s’échappaient de la canopée. Devant les majestueuses colonnes qui la soutenaient, des feuillages s’agitèrent. Quelque chose bougeait dans les sous-bois. L’ancien légionnaire voulut observer avec sa lunette de visée. Mais il n’eut guère le temps de s’appesantir ; un cri lugubre retentit bientôt.


— Les Oyacoulets ! hurla un des mercenaires, en armant sa carabine.


Le coup de feu claqua, suivi rapidement d’un second. Mais déjà, les deux miliciens reculaient pour se rapprocher du groupe. Dès le déclenchement de l’attaque, Charlotte s’était affaissée. Tribois avait mis genou à terre. Une silhouette se démarqua. Il pressa la détente. Mais au même instant, il sentit une piqure d’aiguille dans son bras. Il tourna la tête vers la petite fléchette qui l’avait atteint, tout en poussant le levier d’armement de sa Marlin. Il épaula mais sa vision se troublait. Une seconde douleur le secoua. Son fusil devint lourd, son équilibre incertain. Le décor se mit ensuite à danser devant ses yeux. Puis la nuit tomba abruptement, comme un rideau sur une scène de théâtre. Son corps s’abattit alors, soulevant quelques volutes de poudre rousse.


Plus en arrière, l’Alsacien avait empoigné Ambroisine et la tirait vers le tracteur Lombard : protégé par ses deux employés, l’ingénieur battait en retraite. Mais l’aristocrate résistait à la traction de son guide :


— Maximilien, que faites-vous ! protesta-t-elle. On ne va pas abandonner mon garde du corps et la capitaine à ces sauvages !

— C’est trop risqué, nous ne connaissons pas leur nombre ! répliqua Schlippendorf, le visage blême.

— Mais c’est affreux ! Comment…

— Ach, Quatsch ![2] Ils sont certainement déjà morts. Nous n’y pouvons plus rien. Venez, si vous ne voulez pas finir comme eux.


Couverts par les deux hommes d’armes, ils quittèrent l’espace dégagé, pour rejoindre le sentier. Mais l’équipage de la Lombard ne les avait pas attendu ! Plus loin, vers le camp, on pouvait voir leur silhouette et le petit nuage de poussière que leur course soulevait. Des hurlements stridents parvenaient cependant de la clairière.


— Foutez l’ camp ! On s’charge de les ret’nir ! hurla un des tireurs entre deux coups de feu.


Il n’en fallait pas plus pour que les deux aristocrates tirassent leur révérence. D’abord à reculons, pour ne pas passer pour lâches, puis à marche rapide avec de brefs regards en arrière, avant de passer au pas de course et, enfin, au galop effréné. À chaque détonation, la jeune femme rentrait la tête dans les épaules. Toutefois, les tirs de leurs défenseurs avaient un aspect rassurant aux oreilles des fuyards : tant qu’ils les entendaient, cela voulait dire que les poursuivants étaient maintenus à distance. Tous deux espéraient que, lorsque les coups se tairaient, ils seraient suffisamment éloignés des indigènes belliqueux.



[1] Lachesis muta, appelé grage grands carreaux en Guyane, est le plus grand serpent venimeux d’Amérique du Sud. Il peut mesurer jusqu’à 3,5 m de long. Mais il vit surtout en forêt primaire.


[2] Balivernes !

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