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Le jour s’était levé et, avec lui, la cacophonie de la jungle. Aux cris des bandes de singes hurleurs avaient succédé ceux d’autres primates ou d’oiseaux. Accompagnés du chant du paypayo, Tribois et Charlotte avançaient péniblement à travers les branches intriquées des semis et autres plantes basses. De temps en temps, un regard vers la boussole les informait s’ils dérivaient de leur route. Mais ils n’échangeaient aucun propos. La jeune femme s’était murée dans le silence et ruminait la triste expérience de la nuit passée. En proie au désespoir et à la colère, elle n’arrivait pas à pardonner la conduite de son partenaire. Le voir s’entêter à vouloir vivre la révulsait. Elle ne comprenait pas ce comportement. C’est lui qui rompit le silence pesant :
— Tu crois pas qu’il va nous faire repérer, c’con-là ?
— C’est l’oiseau-gendarme…
— D’la ! tu vas m’dire qu’il bute les voleurs ?
Elle se contenta de lui renvoyer un regard où se mêlait tristesse et dureté. Quelques larmes roulaient sous ses yeux, tandis que ses lèvres frémissaient. La vision des flammes et des corps qui s'y tordaient lui voilait la vue, les cris déchirants l'assourdissaient. Son esprit était hermétique à toute autre pensée. Chaque tentative d’y échapper l’y ramenait, à la manière d’un disque rayé. Et ce simple mot, « buter », avait ranimé les visions d’horreur.
— Oh ça va, si on peut plus berdiner…
— Comment qu’tu peux avoir l’esprit à ça ? Après tous ces malheureux qu’ont été anentiés hier… t’as dont pas d’cœur !
L’ancien légionnaire s’arrêta et se retourna vers elle. À son tour, il la toisa d’un œil mauvais, le visage crispé par la colère. S’il était prêt à pardonner bien des choses à sa compagne, ses accusations s’avéraient insupportables :
— Ben dame ! Tu vas pas r’mettre ça ! T’aurais préféré finir becté ?
— Bien sûr que nan !
— En c’cas arrête de faire l’estuberlu !
— Explique moi pourquoi tu fais comme si y n’s’était rien passé ? On dirait, euj chais pas… on dirait qu’tu r’sens rien, qu’t’as pas d’compassion. Après c’que tu m’as dit l’aut’ nuit, euj pensais que…
— J’me sais mal de t’acouter dire ça. C’est juste que… que j’peux ren y faire. Alors j’garde pour moi. Mais t’as ben vu qu’ça m’marque… Toi et moi, on pouvait ren y faire. Maintenant, la vie doit continuer. On doit s’sortir de là et raconter tout c’qu’on a vu.
— Parce que tu crois qu’ça leur rendra la vie ?! Qu’on aura les mains plus prop’ ?
— Ben non ! Mais si t’es pas d’accord, tu peux rester là et t’laisser dévivre.
Il s’était remis en marche. Mais il n’avait pas fini sa phrase que son pied buta contre un obstacle. Un juron fusa. Déséquilibré et emporté par son élan, l’homme s’étala de tout son long. Heureusement, la couche d’humus et de feuilles mortes amortit convenablement sa chute. Furieux, il s’appuya sur ses deux mains pour se relever et se retourna vers sa compagne. Hilare, elle se tenait les côtes, le regard animé d’une lueur malveillante.
— C’sont toi qu’a fait ça ?
Elle ne répondit pas, emportée dans son fou rire ; mais sa figure était éloquente. On pouvait y lire tout ce que l’humain compte de plus bas en matière de vengeance.
— Si avec ça on s’fait pas chouffer, je veux ben m’faire moine !
— Chouffer ? s'arrêta-t-elle un instant.
— Ça veut dire r’garder, repérer…
— T’as raison, mon p’tit bigorneau pataud, faut qu’tu fasses attention où tu mets les pieds. Et j’te vois pas bien en robe longue : tu pourras pas aligner trois pas. D’ailleurs…
La jeune espiègle s’accroupit en ricanant et souleva une étrange statuette en bois. Son expression changea alors. Envolé les moqueries et la méchanceté. Sa frimousse était maintenant totalement décontractée d’émerveillement.
Malgré son caractère naïf, on reconnaissait toutefois les formes arrondies au niveau des fesses et de la poitrine, ainsi que le dessin du sexe. À l’arrière du crâne, on avait même représenté une queue de cheval. L’intrigant visage grimaçait étrangement. La bouche, en forme de triangle isocèle, montrait des crocs de carnassier. Le nez semblait légèrement retroussé et les yeux, sous la forme de deux petites fentes, clos. L’oreille gauche était pointue mais celle de droite, ronde. Tribois se rapprocha et, à son tour, inspecta l’objet. Il semblait bien circonspect devant l’étrange aspect de cet artefact. Il possédait bien quelques points de ressemblance avec ceux qu’il avait vus en Afrique subsaharienne. Cependant, ils n’étaient pas assez nombreux pour permettre un quelconque rapprochement.
— Tu trouves pas qu’elle ressemble à notre grande bringue préférée ? M’est avis que j’vais lui offrir ! déclara l’officière moqueuse, avant de la reprendre pour la ranger dans sa musette.
— Euh… j’sont pas sûr que c’sont une bonne idée !
— J’chuis pas stupide ! Je lui dirai juste que c’est pour me faire pardonner d’avoir été mal lunée avec elle.
Un long coup de tonnerre roula dans le ciel, alors que la statuette disparaissait dans le petit sac de toile. Aucun des deux compagnons n’y fit attention car la saison des pluies approchait. Après avoir consulté la boussole, ils reprirent leur marche en direction du fleuve. Imaginant que leurs ravisseurs avaient mis la journée pour rejoindre leur village depuis le placer, ils espéraient bien en faire de même. Ensuite, ils attendraient pour essayer d’embarquer avec leur patronne : Schlippendorf n’oserait probablement pas les faire abattre devant elle.
Mais les rives du Lawa se faisaient languir et la luminosité faiblissait. Sans machette, ni sabre, la progression dans le sous-bois était malaisée. Partout où l’œil portait ce n’était que troncs, lianes, racines aériennes, bois morts et arbustes avec, parfois, des épines menaçantes. De temps à autres, un bruissement de feuilles mortes faisait sursauter les deux apprentis-explorateurs ; ce n’était pourtant qu’une pauvre bête effrayée qui fuyait leur arrivée. Finalement, ils atteignirent un village désert, en bordure d’un cours d’eau. La clairière baignait dans la quiétude. Les oiseaux et les singes vocalisaient avec vivacité. De temps à autre, le chant trisyllabique caractéristique du piauhau hurleur résonnait. Seul un groupe d’urubus, ces noirs vautours charognards, témoignait d’un malheur récent.
— Par les saintes inventions de Watt ! s’exclama Charlotte. On dirait que çui-ci aussi a été ratiboisé.
— Aussi ?! Aga, Marinette, c’est çui qu’on a quitté !
— Beurnique ! On suit la boussole depuis le début : c’est impossible !
— Et qu’y ont c’bras tout seul avec sa marque au poignet ?
— Biguenette ! comment c’est-y possible qu’on s’soit fait apipés comme ça ?
La capitaine blêmit et eut un mouvement de recul. Ce village en cendres, encore fumant, n’était autre que celui où ils avaient assisté massacre la veille. En un instant, les terribles images lui revinrent en mémoire. Elle se senti défaillir, comme frappée par un boomerang. Tribois la rattrapa de justesse, alors qu’elle s’affalait. Dans son esprit aussi, les cellules grises s’agitaient. Malgré la boussole ils avaient décrit un cercle autour de ce lieu maudit, pour finalement mieux y revenir. Pourquoi ? Comment ?
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