2bis (la flemme de tout renuméroter)
Le quartier de la Compagnie détonnait par rapport à la ville minière. Rien que sa palissade semblait mieux entretenue, comme celle d’une oasis de civilisation au milieu d'un désert de la pauvreté. Deux plantons, en uniforme de toile beige et armés de carabines à répétition, contrôlaient l’entrée. Sur le mirador qui les surplombait, les gueules patibulaires d’une mitrailleuse Gateling montaient la garde. Aux quatre coins de l’enceinte, d’autres tours complétaient le dispositif de sécurité. Tribois et Charlotte durent laisser leurs armes, puis les trois visiteurs furent escortés vers le « château », une bâtisse en bois de style colonial, située à peu près au centre de l’enceinte. Outre l’aspect soigné des bâtiments, l’ordre et la propreté régnaient derrière l’enceinte. Comme dans une ville les allées était délimités par des parterres végétaux entourés de pierres peintes en blanc. Quelques réverbères à bougie et une fontaine à angelots complétaient ce tableau citadin. Le contraste était saisissant et il ne manquait que les couples d’élégants se promenant sur ses chemins arborés !
Le trio fut accueilli par un employé snobe et peu amène, sans doute dérangé par l’aspect de leur mise. Ils furent conduits dans une antichambre où l’homme avait son bureau. Comme la maison de monsieur Rougereau, elle était décorée d’objets tribaux. Quelques peaux de jaguars égaillaient l’endroit de leur robe dorée mouchetée de noir. L’attente dura, dans un silence monacal que le grattement de la plume du secrétaire venait rythmer. Seul l’arrivée d’un message transmis par le système pneumatique vint mettre un peu d’animation. Le bruit caractéristique de piston les fit sursauter. Ce raffinement technologique semblait si incongru dans cet espace rappelant la virginité du pays. Enfin leur hôte apparut.
Blond, le teint halé et le physique athlétique, malgré sa petite taille, le patron était un modèle de prestance. Sa livrée, simple mais sans un pli, étayait l’idée qu’il élevait l’ordre et l’entretien de soi au plus haut point. Il posa immédiatement un regard perçant sur la jeune héritière, négligeant ostensiblement son escorte. Dans sa tenue d’exploratrice d’opérette sale et raccommodée plusieurs fois, elle offrait un saisissant contraste avec lui.
— Mademoiselle de la Tour, comme je suis honoré de vous recevoir ! lança-t-il, avec un accent alsacien bien prononcé.
— Monsieur de Schlippendorf, c’est moi qui suis ravie, répondit poliment Ambroisine.
— Allons, je vous en prie ! Tout l’honneur est pour moi. Mais venez, entrez dans mon bureau, nous y serons plus à l’aise pour bavarder, ajouta-t-il en invitant la jeune femme d’un geste du bras.
Son visage se fit soudain sévère lorsque la capitaine et l’homme de main emboitèrent le pas de leur cheffe d’expédition. Même le sous-fifre, derrière son comptoir, émit un grognement de désapprobation ! La porte du bureau se referma derrière les deux bourgeois, au nez et à la barbe des accompagnateurs.
— Non mais t’as vu c’paltoquet ! s’insurgea Charlotte.
— Ce boustacouat[1] reçoit pas le p’tit personnel, Marinette… moi, c’est son accent qui me gêne : ça doit être un sale boche !
— Tu gatouilles mon pauv’ vieux, on n’est plus en 70 ! Et je te rappelle que j’chuis capitaine…
— Ben dame, t’es fringuée comme un simple matelot, pas vrai ?
— Chhht ! Taisez-vous ! intervint l’employé avec humeur. Ne dérangez pas Monsieur le Directeur-adjoint.
— Soit, Môssieur J’ai-toujours-raison. Mais, dans c’cas, ça veut dire qu’on a du temps pour nous ! chuchota-t-elle, l’air mutin.
Tribois la regarda, interdit. Après s’être fait rembarrer, elle ne pensait qu’à s’amuser ! Oubliait-elle qu’ils étaient ici en mission ? Que cette mission n’était pas terminée ? Et, de toute façon, même perdus au fin fond de la Guyane, il restait quelques règles élémentaires de bien séance à observer… Retrouvant un peu de contenance, il reprit :
— T’oublies qu’on est pas seuls !
— Non mais on ne va pas rester plantés ici, niqu’douille ! Y doit bien y avoir un endroit tranquille.
— Je bouge pas d’là tant qu’Mad’moiselle est pas sortie.
— Pfff… c’que t’es rabat-joie ! souffla Charlotte, en se laissant choir sur une chaise en bois.
Mais, comme une enfant espiègle, la jeune femme ne tenait pas en place. Elle supportait de moins en moins que l’homme de main lui résistât, que ses charmes restassent sans effet, comme au début du voyage. Elle devait décharger toute cette énergie. Mais comment ? L’antichambre n’offrait aucun moyen pour se faire. L’esprit de l’officière papillonnait donc fébrilement, entraînant son regard curieux du sinistre garde-chiourme en bras de chemise, affairé sur quelques travaux d’écriture, au dos large et musclé de son compagnon. Ce dernier, immobile et solidement planté sur ses jambes écartées, regardait par la fenêtre sans rien dire. Pour se calmer, elle sortit sa pipe et sa blague à tabac.
— Non ! Vous ne pouvez pas fumer, le…
— Oh gast[2] ! Z’avez tous juré d’me faire chier ! lâcha la brune en se levant.
Et sans laisser à quiconque l’opportunité de lui répondre ou de la retenir, elle sortit de l’antichambre en claquant la porte. Elle traversa les pièces suivantes comme un boulet de canon, les clous de ses semelles tambourinant avec force contre le parquet. Dehors, l’air était tout aussi lourd et oppressant. Mais, au moins, elle pouvait s’adosser au mur et crapoter en paix. Les yeux clos, elle aspira longuement la fumée, la fit rouler avec délice dans sa bouche, puis l’expulsa avec retenue. Elle sentit alors son corps se décontracter. Mais son cerveau était toujours aussi agité. Elle décida donc de faire le tour de la bâtisse.
Si une terrasse en bois avait été installée, en guise de perron, sur tout l’avant de la façade, ce n’était plus le cas sur les autres côtés. L’officière se retrouva bientôt sur le sol nu, ce qui rendait sa marche plus silencieuse. Le bâtiment étant construit sur un vide sanitaire, sa tête arrivait maintenant juste en dessous des fenêtres : en ôtant son casque colonial, elle pouvait se poster dessous sans être vue. Une idée lui vint : peut-être pourrait-elle capter la conversation à laquelle on ne l’avait pourtant pas conviée ! Continuant son petit tour, elle arriva sous une ouverture aux volets ouverts d'où émergeait le son de deux voix. Elle s'arrêta pour écouter.
— Ah ! Je comprends tout à fait votre désarroi… mais il se fait trop tard. C’est en effet à environ une heure de marche d’ici, expliquait l’élégant blondinet. En revanche, je peux vous y accompagner demain.
— D’accord, si vous voulez. De toute façon, vous avez forcément une meilleure connaissance des lieux.
— C’est évident. Et je vous rappelle que les serpents sortent principalement la nuit. Ce serait très dommage qu’il vous arrive la même mésaventure qu’à Monsieur le Duc… Gott verdammi ![3] Je vous prie de m’excuser, je sens l’odeur de la fumée du tabac ! ajouta-t-il en faisant crisser son fauteuil sur le parquet. Je déteste cette damnée odeur.
Kaoc’h, quelle coënne ![4] pesta intérieurement Charlotte avant de se dépêcher de disparaître sous le bâtiment. Le cœur battant, elle attendit quelques instants, immobile, la pipe enfoncée dans le sol, en retenant sa respiration.
— C’est étrange, il n’y a personne, s’étonna le directeur-adjoint, avant de revenir s’asseoir.
De son côté, Ambroisine n’était pas dupe. Le remue-ménage, même étouffé, qui leur était parvenu plus tôt et cette odeur étaient deux indices suffisants pour qu’elle comprît qui était dans les parages. Cela la rassurait presque de savoir l’officière si près, elle se sentait épaulée pour affronter la terrible nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Elle s’efforça de réprimer un sourire.
— C’est peut-être un de vos gardes qui fume un peu plus loin : le vent aura rabattu les effluves, tenta-t-elle d’expliquer.
— C’est possible, oui... mais oublions. Me ferez-vous l’honneur de ma table, ce soir ?
— Mais très certainement, Monsieur le Directeur-adjoint. Cependant, pourriez-vous également inviter la capitaine ?
— La capitaine ? Quelle capitaine ?
— La jeune femme habillée en marin, dans l’entrée. Elle a cru bon de revêtir un uniforme plus… enfin, sans doute moins précieux que sa tunique d’officier.
— Oh oui ! Bien sûr ! Mais vous auriez dû le dire plus tôt, je suis confus de ne pas lui avoir marqué les égards dus à son rang… Je vais m’excuser auprès d’elle dès que nous sortirons.
— Je préfère lui parler avant : elle est parfois assez… caractérielle, s’empressa de répondre l’aristocrate pour éviter que son interlocuteur ne découvre l’absence de sa camarade dans l’antichambre.
[1] Terme berrichon désignant un petit homme.
[2] Terme breton signifiant putain.
[3] Dieu me damne !
[4] Merde, quelle conne !
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