12
L’obscurité régnait encore sous la canopée. Pourtant, au bruit qui se levait, il était évident que le Soleil devait déjà poindre à l’horizon. Il faudrait encore plusieurs dizaines de minutes pour que sa lumière pût traverser le rideau tendu par la cime des arbres. Ce moment, entre chien et loup, était le plus dangereux du tour de garde. La fatigue de la nuit et le sentiment de fausse sécurité, dû à l’aube naissante, s’alliaient sournoisement pour faire baisser l’attention, même aux plus aguerris. C’est généralement le moment privilégié par l’assaillant. Heureusement, ce matin, aucun danger ne sortit des buissons.
Charlotte contemplait son compagnon qui dormait encore, dans le hamac amérindien. Leur partie de jambe en l’air n’avait pas eu l’effet escompté. Elle était troublée par son visage calme et impassible, lui qui avait pourtant eu aussi le sommeil agité. Après avoir remonté sa montre, elle passa délicatement sa main sur son front serein et chassa la mèche rebelle qui le barrait. Elle soupira. Ses doigts frôlèrent ensuite la joue de Tribois, qu’une balafre claire barrait presque entièrement de son sillon. Comment un homme qui avait vu tant d’horreurs arrivait-il encore à trouver le sommeil ? Les images du massacre et du village en feu la poursuivaient, comme celle du combat au corps à corps. Dès qu’elle fermait les yeux, elles revenaient la hanter, ses narines sentaient cette odeur horrible des corps calcinés, ses oreilles résonnaient des cris désespérés des victimes et des rires démoniaques de leurs bourreaux. Non, vraiment, Marcel Tribois lui paraissait exceptionnel. Quel était son secret ?
Pendant ce temps, les bruits du jour remplacèrent ceux de la nuit. Les cris des singes hurleurs sonnaient les matines, tandis que les chants d’oiseaux emplissaient l’espace. Le vacarme ambiant finit cependant par avoir raison de Morphée et le baroudeur s’éveilla. Tel le roi de la jungle, il bailla bruyamment, puis étira ses membres, chassant vigoureusement sa compagne, qui l’observait d’un peu trop près.
— Oh ! Doucement, espèce de brute épaisse : j’chuis là, moi !
— Ah ?! T’as d’jà fait l’café ?
— Tu rigoles pas des cuisses ?! Où tu veux qu’j’en trouve ?
— Y en ont pas qui pousse dans c’te maudite jungle ? regretta-t-il, assis à califourchon sur sa couche.
Charlotte secoua la tête en soupirant : le faisait-il exprès pour l’embêter dès le matin ou ignorait-il toutes les subtilités de fabrication de son breuvage préféré ? Elle décida de ne pas relever. Le réveil est toujours une période délicate, dont la durée peut s’étendre bien au-delà du lever. Le petit-déjeuner serait hélas frugal : un ou deux morceaux de boa de la veille et un peu d’eau qu’il fallait économiser.
Le départ fut donc rapide. Les deux amants souhaitaient profiter au maximum de la journée pour gagner un abri où passer la soirée. La forêt, avec ses mille dangers, offrait mal cette garantie. Tous deux estimaient ne pas être trop loin des placers. Sinon, les hommes de la milice des placers ne seraient pas venus jusqu’au village. Aidée des petites haches, leur progression allait bon train. Rien ne résistait aux lames bien affutées de ces ustensiles pourtant rudimentaires : une pierre polie fichée au bout d’un manche sommaire en bois. Ainsi, vers midi, alors que les ortalides motmot faisaient retentir leurs cris rauques, l’extrémité de l’enfer vert fut atteinte. L’espace dégagé qu’ils atteignirent leur rappela bien de mauvais souvenir.
— Biguenette ! nous r’voilà sur le placer, de l’aut’ jour.
— D’la ! On peut pas r’tourner au camp comme ça. Pis si l’serpent vrineux est encore là…
— Niqu’douille ! T’as déjà vu un serpent dans un endroit bayé[1] comme ça ?
— Les vipères dans l’désert, ça t’va ?
— C’est pas du sable ici, mais d’la terre : y a pas d’grage. On va longer l’fleuve et on verra bien. Y aura qu’à taper du pied pour éloigner les serpents.
Avec prudence, tous deux reprirent leur progression. Après avoir vérifié que personne n’était présent dans la clairière, ils la traversèrent au petit trot pour rejoindre la végétation basse de l’autre côté. Ils progressèrent encore pliés en deux en suivant la rivière, jusqu’à se retrouver face à une nouvelle clairière. À quelques mètres, une cabane grossière leur tendait les bras. Oasis où se cacher ou piège mortel où on les dénoncerait ? Une observation avec la lunette de tir de Tribois ne permit pas de lever le doute. Mais il semblait ne pas y avoir âme qui vive en ce lieu perdu.
Révolver au poing ou carabine à l’épaule, les deux aventuriers se glissèrent à pas feutrés vers la porte entrebâillée. Avec une souplesse toute féline, Charlotte se glissa à travers l’ouverture. L’intérieur était tout aussi peu soigné que l’extérieur. Tribois entra à sa suite, sa Marlin prête à tirer. Face à la porte, une table et deux chaises en bois mal équarries semblaient prêtes à accueillir l’invité de passage. Au fond, un hamac décoloré pendait entre deux poutres de la charpente. Derrière lui, une espèce de vaisselier jouxtait un buffet mal assorti. Au-dessus, veillait un crucifix en bois vernis et en bronze déjà bien patiné. Prudemment, l’officière vérifia que personne n’occupait ces frustes lieux. Mais elle n’eut guère le temps de poursuivre ses investigations car l’ancien caporal sonna le tocsin.
D’un bond, les deux acolytes se postèrent derrière la porte d’entrée, qu’ils avaient laissée ouverte. La respiration coupée pour ne faire aucun bruit et l’oreille aux aguets, ils attendirent fiévreusement. Dehors, deux voix connues se mêlèrent au froissement de quelques feuilles mortes. Il y eut un moment de flottement : fallait-il faire feu préventivement ou laisser venir le visiteur ? Aucune des deux solutions ne paraissait satisfaisante ; mais impossible de tenir conseil. Les deux occupants entendirent les consignes données à deux gardes. Leur cœur s’accéléra, cela annonçait une partie plus compliquée. Et il était trop tard pour changer son fusil d’épaule. Les marches du petit escalier d’accès craquèrent.
— Honnêtement, Maximilien, je ne suis pas d’accord avec votre façon de faire. Tuer ce pauvre curé pour ensuite produire des faux… C’est monstrueux !
— Schàlwiner[2] ! C’est encore ce qu’il y a de plus sûr. Pensez à ce que vous m’avez raconté au sujet de votre père. Vous n’avez tout de même pas envie de le décevoir en rentrant toute seule en métropole. Alors, faites moi confiance, ceci n’est qu’une petite formalité de rien du tout. Les gros bonnets de Saint-Laurent n’y verront rien. Vous ne serez jamais inquiétée ! Ce qui se passe en Inini…
— Reste en Inini, vous me l’avez déjà dit, capitula Ambroisine. Mais pourquoi le faire ici et pas dans votre bureau ?
— Mais parce que le registre paroissial et les certificats se trouve chez feu notre curé ! Et puisque cet endroit est à l’écart, nous sommes sûr de ne pas être surpris. Vous ne voudriez pas que nous eussions à éliminer de nouveaux témoins gênants ?
L’huis se referma brusquement derrière eux et claqua. Surpris, ils se retournèrent. Charlotte et Tribois les braquaient avec leurs armes et, d’un geste du doigt leur intimèrent de se taire. Un des miliciens restés à l’extérieur cogna à la porte et demanda si tout allait bien. La capitaine ordonna à Schlippendorf de les congédier. Comme il tardait à s’exécuter, elle le pressa. Lui réfléchissait et pesait ses chances de succès. S’il tentait de les alerter, nul doute qu’il se ferait exécuter avant que sa garde rapprochée n’intervînt. Il obtempéra.
— Je… Je me sens mal ! se plaignit l’aristocrate, livide comme un cramanioc pelé. Je… je peux m’asseoir ?
— Ce n’est pas le moment de faire votre petite nature, ma chère ! gronda le directeur-adjoint.
— Silence, le piaffeux ! intervint Charlotte. T’es pas en position d’force.
Il ricana nerveusement :
— Un mot de ma part et la douzaine d’homme dehors viendra vous faire la peau.
— Il sont qu’deux, on a tout entendu, t’t’ à l’heure, le nargua Tribois.
— Mes amis, pourquoi nous menacez-vous ? Je ne comprends pas ! geignit Ambroisine.
— C’Mauture a voulu nous faire anentier par ses sbires, reprit l’officière, le visage dur.
— Ne l’écoutez pas, ce sont des mensonges. Ké Wort meh[3] ! Pourquoi aurais-je donner de tels ordres ?
— Kik j’en sais, moi ! J’me fie juste à la parole eud vos miliciens. Par la barde de Watt, pourquoi qu’ils nous auraient menti ?
— Maximilien ? Est-ce... Ce qu’elle dit, est-ce la vérité ? trembla l’aristocrate.
L’homme ne répondit pas. Angoissé et pressentant le pire, la jeune blonde l’interpela avec autorité. Le cri perçant résonna dans la maisonnette. Des pas précipités se firent entendre, accompagnés d’appels. Ils tambourinèrent dans le petit escalier et, sans sommation, la porte s’ouvrit, assommant à moitié Charlotte. Son revolver lui échappa et le coup partit vers le vaisselier lorsqu’il heurta le sol. Mais, vif comme un jaguar, Tribois avait envoyé sa crosse dans le ventre du premier milicien puis, il l’acheva d’un nouveau coup à la nuque. Il mit ensuite en joue le second mercenaire qui n’avait pas pu entrer. L’Alsacien avait profité de la bagarre pour dégainer son pistolet Mauser. Ambroisine le vit l’armer et viser son garde-du-corps. Elle se jeta en avant pour dévier le bras. Schlippendorf rata sa cible. Mais la balle ne passa pas loin et claqua à l’oreille de l’ancien légionnaire. Par réflexe, il se recroquevilla. Son opposant en profita pour empoigner sa carabine et tenter de le désarmer. Rusé, le baroudeur se laissa faire et, emporté par son élan, le milicien tomba en arrière. Tribois bondit hors de la cabane.
Charlotte, reprenant ses esprits, sortit de sa cachette. Face à elle, Schlippendorf braquait maintenant Ambroisine avec son arme. Ce fut le choc. Le temps s’arrêta. Terrorisée, la jeune femme implorait du regard qu’on l’aidât. Dans le feu de l’action, elle n’avait pas pensé à sortir son petit pistolet. Il la narguait à présent au fond de sa poche, son poids semblant décuplé par celui de la bêtise de sa propriétaire. Quant à celui de l’officière, il pendait encore au bout de son bras.
— Allons, capitaine, cingla Schlippendorf. Si vous tentez quoi que ce soit, je pulvérise le joli visage de votre maîtresse !
— Tocson ! Si vous la tuez, vous êtes fini aussi.
Jamais Charlotte n’avait tué de sang froid. Cependant, le souvenir de leur assassinat et le massacre qu’il avait commandités lui revint en mémoire. Alors elle tendit son bras devant elle et avança. Une détonnation claqua au dehors ; elle ne lui fit aucun effet. Elle marchait d’un pas lent mais assuré et essayait de déborder son adversaire. Son regard était dur et inquiétant. Elle semblait absente, comme dans un état second la réduisant à l’état de mécanique violente. Elle ne parlait plus et se contentait de respirer bruyamment ou de gronder comme une chaudière surchauffée. Ses semelles martelaient le plancher trahissant sa détermination. En face, L’Alsacien se décomposait. Il reculait vers une fenêtre en louvoyant ; mais il réalisait de plus en plus combien tuer leur jeune patronne ne lui permettrait pas de prendre la fuite. Cette furie qui s’approchait semblait lui souffler que la mort de l'aristocrate ne l’atteindrait pas. Tout accaparé par ce danger, il ne vit pas le canon de la carabine de Triboir se poser sur le rebord de la fenêtre.
— Vous avez perdu, jetez votre révolver et plaquez-vous contre le mur, tenta-t-il d’une voix mal assurée.
[1] Terme normand signifiant vidé, dégagé.
[2] Terme alsacien signifiant faux-jeton.
[3] Expression alsacienne signifiant : Silence, plus un mot.
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