La Bande de la Décharge
L’atmosphère exhale le pétrole brûlé. Des rires gras font vibrer l’air. Un petit feu de camp brûle dans un vieux bidon rouillé, faisant danser les ombres sur les montagnes de déchets. Tout autour, un groupe de jeunes rit de bon cœur, écoutant les anecdotes les plus folles des uns et des autres. L’un d’entre eux semble mis à l’écart et jette des regards furtifs aux alentours. Un de ses amis au biceps tatoué avec une veste en cuir le hèle :
« Hey ! Tu te ramènes pour la partie de barbue ou tu te chies dessus ?
— Ta gueule, Le Juge ! On sait que t’es pas encore assez marteau pour ne pas savoir que j’ai peur du feu !
— Arrête de faire le con, Brett. Cela en devient tellement maladif que t’es même plus capable de fumer une clope !
— J’te jure que si tu m’appelles encore une fois Brett, tu vas te prendre une torgnole qui va te faire cracher ce qui reste de tes dents !
— Wohoho, calme l’ami, j’voulais pas te bisquer. Tiens on va l’éteindre ton putain de feu. On va éclairer nos cartes avec les lampes torches. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le « Juge » jette une poignée de terre dans le bidon, étouffant les petites flammes de sa sentence implacable. Les autres voyous allument presque simultanément trois lampes afin d’éclairer la scène. Le jeune homme, rassuré, rejoint enfin ses pairs. Il s’assoit entre le Juge et une fille dont les dents de devant sont taillés en pointes. Le Juge prend la parole, en prenant bien soi d’appeler Brett par son surnom.
« Bon, on commence par les plis. Tu mélanges, l’Épouvantail ?
— Ouais, sans soucis. »
Sa voix n’avait plus aucune trace d’amertume. Il saisit le paquet de cartes et le bat avec un mélange rustique exécutée d’une main de maître. La partie se déroule sans accrocs malgré tous les coups bas autorisés. Le bluff est une dominante essentielle de ce jeu, ce à quoi Brett, le Juge, et sa voisine, la Rascasse, s’adonnent sans scrupules. Une fois la partie terminée, remportée avec une confortable avance par le Juge, le groupe se dissout sans un mot. Chacun va rejoindre les silhouettes du dédale de la décharge, en silence, comme l’exige le rituel du groupe.
L’Épouvantail marche dans un fin corridor de déchets exhalant l’iode de fruits de mers avariés. Pour se détendre, il porte sa main à sa poche pour choper son paquet de cigarettes, avant de se rappeler qu’il n’est même plus capable d’en allumer une. Alors, il prend un paquet de carte se trouvant dans sa veste, et le bat machinalement sur la même cadence que ses pas, lui donnant l’air rigide des petits soldats de plomb.
Une main se pose sur son épaule. Brett se retourne violemment en balançant son poing. L’individu se baisse tout aussi rapidement, esquivant la frappe de l’Épouvantail. C’était le Juge :
« Hey ! Tu te débrouilles de mieux en mieux. T’as failli me la mettre vraiment celle-là !
— Qu’est-ce que tu veux ? Dit-il, acerbe.
— Je veux juste t’aider. Écoute, c’était marrant deux secondes la partie de carte, mais j’étais sérieux tout à l’heure quand je te disais que ça en devenait maladif. Un jour, ça va te coûter ta peau.
— Je le sais. Mais tu veux que j’y fasse quoi ?
— Je sais pas, essaye de craquer une allumette tranquillement chez toi. Faut la surmonter cette peur des flammes.
Brett semblait horrifié rien qu’à cette idée. Il adopta un rictus de dégoût et recula d’un pas.
— T’es totalement taré ! Jamais je ne pourrais faire ça.
— Va bien falloir que tu fasses quelque chose pourtant ! On te reconnaît plus. t’es pas capable de rester plus d’une heure avec nous sans te casser sans aucune raison !
— Et si on l’amenait à Equinoir ?
C’était la Rascasse, dont le sourire affichait ses dents limées, qui descendait en glissant sur la colline où elle était perchée. Le Juge l’interroge :
— Equinoir ? C’est qui ?
— C’est un psy, répondit-elle, un vieux psy que presque personne ne recommande, qui habite dans les masures du vieux bourg.
— Et pourquoi tu penses à lui en particulier ?
— Parce que ses méthodes fonctionnent. J’ai entendu parler de pas mal de ragots sur lui, vantant des méthodes hyper efficaces. Des criminels se livrant tranquillement à la justice, des traumatisés que tout le corps médical refusait de traiter ayant de nouveau la pêche, des dépressifs qui ne faisaient que broyer du noir rigolant comme des baleines…
— Des rumeurs quoi. Ils les balancent juste pour se faire du fric.
— Pas que. Tu te souviens du Corbeau il y a deux ans ? Il était totalement enragé, et on avait du mal à le contrôler, même à trois. Il fallait le ligoter et lui donner des anesthésiants tout le temps.
— Ouais. Impossible à tenir en place. Il s’est calmé de lui-même après.
— Pas de lui-même. Il est allé voir le docteur Equinoir. Il s’est tout de suite calmé après. Corbeau n’a jamais parlé de son rendez-vous aux autres.
— Bien. Dans ce cas tu sais où aller.
— Ok je marche. Je vais dormir et appeler demain ce psy, concéda Brett.
— Pas demain, maintenant. Les consultations ne se font que la nuit. »
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