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Réponse au défi fantastique 2, de Jonas.
Pour les propositions, voir Cadavres exquis et bêtes rampantes, défi 1.
Les quatre propositions retenues :
1- Roxanne et les dreadlocks vivantes et menaçantes.
6- Le guacamole du Rey del tacos luit étrangement.
8- Un couple de touristes égaré, la nuit.
9- Julien doit garder la créature de la voisine du dessous. ** Je précise : le laroh n'existe pas.
Roxanne se tortillait une mèche devant la vitrine de l'échoppe, les yeux perdus à l'intérieur, le nez contre la vitre. La femme, de l'autre côté, lui fit un sourire, agita entre ses doigts une longue tresse d'ébène en un doux frisson ondulant. D'un rire elle invita la jeune femme à entrer. Roxanne hésita. Sur les murs, des beautés rastafaris aux coiffures savantes posaient sagement, leurs yeux de nuit fleuretant avec les siens. La vendeuse s'avança, sortit devant elle, et lui prit la main.
Négril lui offrait le plus magique des cadeaux de départ : l'authenticité. Roxanne avait aimé la vieille ville, la plage magnifique − le sable, l'eau et le ciel −, mais tout le reste suintait la complaisance organisée du capitaliste, du colonisé et de l'aliéné occidental, tous trois en symbiose dans leurs chimères. L'un d'entre eux s'enrichissait, les deux autres y trouvaient leur compte, l'un par les retombées, pas toujours équitables, et l'autre dans le plaisir exotique abordable. Les meilleures plages étaient vendues à des consortiums, l'industrie touristique fonctionnait à plein : hôtels et restaurants franchisés, boisés disposés avec art où se perdre était aussi improbable qu'être jeté aux requins, jets d'eau pleurant du del bleu argenté en cercles concentriques sur du béton recyclé, quais pouvant accueillir des hôtels flottants, sculptures acquises à leur poids d'or après d'éreintantes négociations auprès des agents de futurs génies de l'art contemporain. Tous les endroits de villégiature se ressemblaient. Le touriste souhaitait retrouver, sur quelque plage qu'il posât les pieds, le même confort climatisé. On y ajoutait un peu de folklore, et tout le monde était content.
Aussi Roxanne n'avait pas été étonnée, à son arrivée, de découvrir le large boulevard, ses premières chaînes de restaurant, ses parasols de paille, redevenus tendance. L'industrie devait vivre, on avait semé l'argent, on devait récolter l'or. La récolte était amère pour l'île, et la jeune femme souffrait pour elle. Elle la voyait comme une bête en colère, le dos pelé, qui s'offrait, soumise, aux excès de son maître. Elle aurait voulu la serrer dans ses bras, comme elle le faisait avec Gaston, son laroh.
Pourtant, Fred et Gaëlle, ses deux hôtes, s'étaient fait une joie de faire découvrir à leur copine de Montréal les marchés, les cafés et les vaines heures étoilées de la vie nocturne. En retour, la jeune touriste avait eu tôt fait d'analyser dans le moindre détail la vie de pacotille bon chic bon genre que lui offraient durant ces quelques jours d'octobre ses amis. Le couple habitait depuis six semaines l'une de ces mignonnes habitations en rangées bien ordonnées devant la mer. Sortie tout droit d'un film d'Elvis − le kitsch en surf sur les décennies jusqu'à la nôtre −, la hutte, équipée d'un mobilier rustique fabriqué dans une usine insalubre du Pakistan, plantait le décor de la décadence de la civilisation du narcissisme blanc.
Sa culpabilité de colonialiste à la gorge, Roxanne s'était offert, la veille de son retour, une virée dans la vraie vie. Cette dernière errance dans les ruelles des quartiers pauvres, gardés à l'abri des regards, la comblait. Mieux, elle la grisait. La femme le sentait, elle qui menait Roxanne au miroir, la faisait asseoir sur la chaise au vinyle craquelé, lui glissait la mèche le long de la joue, velours et soie en coulée d'encre de Chine jusqu'à sa paume ouverte. Roxanne caressa les cheveux, eut une pensée pour celle qui les avait troqués contre de quoi manger. Le prix, oui, le prix lui convenait. D'autres fins tourbillons furent disposés aux côtés de leur sœur dans un plateau de métal cabossé, attendant que la coiffeuse eut terminé de mixer les pigments nécessaires à la coloration de la chevelure. La jeune femme n'osait pas se demander pourquoi les rallonges ne s'harmonisaient pas au châtain de ses boucles. L'artisane et la cliente se comprenaient mal, les mots murmurés en patois, l'anglais teinté de québécois se heurtaient en douceur, et s'en retournaient incompris. La coiffeuse demandait tout bas : Everything criss ?[1] Roxanne hochait la tête, s'offrait à ses mains. Envoûtée, séduite par l'image de sa chair pâle abandonnée aux vipères qui s'y greffaient une à une, elle ferma les paupières à demi, et s'endormit.
[1] Tout va bien ?
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