CHAPITRE 52 Un vernissage désastreux (Repris)
Boston, 27 août 2018
Augustin ouvrit les paupières. Une intense panique le submergea. L’air lui manquait. Il plaqua sa main contre sa gorge et tâtonna. La canule était toujours branchée, ses appareils ne sonnaient pas. De longues secondes plus tard, il comprit enfin que tout allait bien. Après quatre mois passés à Troyes sans assistance médicale, il avait fini par oublier la sensation désagréable de ne pas respirer par lui-même.
Il brûlait d’envie de réveiller Audrey qui lui avait tant manqué. Il essaya machinalement de se lever, mais ses muscles ne lui obéirent pas. Comment avait-il pu supporter ça toutes ces années ? Les quatre semaines à venir s’annonçaient bien longues.
Il attrapa sa tablette puis consulta plusieurs sites d’agences de détectives privés exerçant en France. L’une d’entre elles attira son attention. Son siège social se situait à Paris, mais elle possédait un bureau à Boston. Après avoir rempli le formulaire de renseignements, Augustin récupéra la photo d’Éva rangée dans le coffret en acajou, appuya sur la télécommande de son lit médicalisé et s’allongea. Le visage de son aimée l’accompagna dans les bras de Morphée.
Le lendemain matin, Audrey déboula dans la chambre et s’assit à côté de lui.
— Coucou, frangin ! Tu es réveillé ? On va bientôt partir.
Lorsqu’il aperçut sa sœur, une vague d’émotions envahit Augustin. Il lui caressa la joue et fondit en larmes.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta Audrey.
— Je suis si heureux de te voir…
— Mais… On se croise tous les jours ! répondit-elle, les sourcils levés. Tu es bizarre en ce moment. Tu es resté cloîtré dans ta chambre pendant des semaines, tu m’as parlé d’un voyage dans le temps, hier, tu étais tout excité parce que c’était la pleine lune, et là, tu éclates en sanglots.
— Tu sais que je t’aime ?
— Arrête, ou moi aussi je vais me mettre à pleurer, plaisanta Audrey, les yeux brillants. C’est pas sympa, mon mascara va couler partout !
Installé à l’arrière du monospace, Augustin observait les voitures défiler. Il avait oublié les klaxons, le bruit assourdissant des moteurs qui grondaient, les enseignes lumineuses, les panneaux publicitaires et les gratte-ciel. Le monde moderne se rappelait à lui avec violence et implacabilité. Le calme de Troyes durant l'occupation lui manquait déjà.
Augustin écoutait d’une oreille distraite James et Audrey qui discutaient à l’avant. Cette dernière avait participé à l’organisation d’une exposition d’Art contemporain dans une galerie éphémère. Depuis quelques mois, elle s’était donnée pour mission de soutenir une association aidant les jeunes artistes à se lancer. « La veille », Augustin avait accepté de l’accompagner à contrecœur, mais aujourd’hui, il était ravi de passer du temps avec elle. Il souhaitait profiter au maximum de sa famille avant de repartir définitivement en 1942.
Le véhicule s’arrêta dans une friche industrielle en pleine reconversion. Les bâtiments alentour, couverts de tags et de lierres, tombaient en ruine. Des débris de verre jonchaient le sol envahi de mauvaises herbes.
— Vous êtes sûre que nous sommes au bon endroit, mademoiselle ? interrogea James. On se croirait dans « The Walking Dead ».
Audrey acquiesça d’un signe de tête et pointa son index vers un hangar en briques entièrement restauré. De nombreuses voitures de luxe garées le long du trottoir étincelaient. Devant l’entrée, des vigiles assuraient la sécurité des visiteurs.
Une fois à l’intérieur, Audrey fut très vite alpaguée par des influenceurs, des journalistes et de potentiels acquéreurs qui lui demandèrent conseil. Elle rayonnait. C’était la première fois qu’elle s’investissait autant sur un projet professionnel.
Augustin se retrouva seul à flâner parmi les convives. Il contempla les sculptures et tableaux en se demandant s’ils auraient plu à Éva. Elle aurait sûrement beaucoup apprécié découvrir cette forme d’art qu’elle ne connaissait pas. Le jeune homme aurait aimé partager ce moment avec elle, lui exprimer ses ressentis sur les œuvres, débattre des réflexions qui se cachaient derrière chacune d’entre elles.
À l’autre bout du bâtiment, Audrey discutait avec un garçon aux vêtements colorés. Ce jeune artiste de dix-sept ans issu d’un milieu défavorisé était la vedette de l’exposition.
Deux semaines plus tôt, elle avait montré à Augustin une notification reçue sur son téléphone.
JDdu 10 @JDdu10 .2 h
Mathéo, un artiste prometteur rencontré dans un bar : D
#Mathéo #artcontemporain #artisteprometteur
Audrey s’était empressée de visiter le site internet de Mathéo. Ce dernier récupérait des déchets, des objets du quotidien abandonnés, des vieilleries dénichées dans des brocantes et les assemblait pour en créer des œuvres d’art. Le concept avait immédiatement séduit Audrey. Le directeur en charge de l’exposition avait refusé de prendre le risque de présenter ce jeune artiste inconnu, mais elle l’avait harcelé jusqu’à ce qu’il cède. Le nombre de ventes déjà effectuées constituait la meilleure récompense qu’elle pouvait espérer.
Augustin s’immobilisa devant l’un des tableaux de Mathéo. Dans un cadre immense, un patchwork de vieilles photos datant de la Seconde Guerre mondiale se chevauchaient sur une toile blanche. Les visages des personnes avaient été déchirés. Des traînées de peinture rouge carmin projetées au hasard suggéraient des dégoulinures de sang.
Le regard d’Augustin s’attarda sur le large cliché au centre de l’œuvre. Un soldat GI portait dans ses bras le corps d’une femme squelettique. En arrière-plan, on distinguait les baraquements, les miradors et les clôtures barbelées d’un camp de concentration. La photo avait été signée par son auteur : Bryan Grant.
— Ça te plaît ? s’enquit Audrey en s’approchant de son frère.
— Je ne sais pas. La photo du centre dégage quelque chose de particulier. Elle me bouleverse.
— C’est normal, il s’agit d’un camp de concentration.
— Oui, mais il y a autre chose. Je n’arrive pas à l’expliquer. Elle résonne en moi, répondit Augustin qui ne parvenait pas à détacher ses yeux du cadre. C’est dommage qu’on ne puisse pas voir les visages.
Audrey se félicitait d’avoir réussi à attirer l’attention de son frère sur autre chose que son sinistre carnet tout droit sorti « d’Evil Dead ». Depuis des semaines, il semblait ne plus avoir goût à rien. Elle s’éclipsa pour discuter du prix de l’œuvre avec Mathéo, mais l’alarme incendie rugit dans le bâtiment et interrompit leurs négociations.
Les agents de sécurité ouvrirent les issues de secours puis ordonnèrent aux visiteurs d’évacuer dans le calme.
Audrey slaloma au milieu de la foule et rejoignit son frère. une odeur de plastique brûlé saturait l’air. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’une des portes, des hurlements retentirent autour d’eux. Une épaisse fumée noire se propageait sous la toiture.
Les convives se ruèrent aussitôt vers la sortie. Dans la précipitation, ils bousculèrent le fauteuil d’Augustin qui leur bloquait le passage.
— Faites attention ! beugla Audrey.
Malgré l'agitation qui régnait, l’ensemble des visiteurs parvint à quitter les lieux sans encombre. Les pompiers arrivèrent sur place quelques minutes plus tard. Ils déroulèrent les lances d’incendie et pénétrèrent dans le bâtiment.
— Nous devrions rentrer, fit James. Nous ne pourrons rien faire de plus.
— Oh non ! s’écria soudain Augustin.
Il tourna la tête autant qu’il le put et laissa échapper une exclamation épouvantée. Son rythme cardiaque s’accéléra. La sensation d’avoir été aspiré dans le vide lui retourna l’estomac.
— J’ai perdu mon sac ! Je dois aller le chercher, gémit-il en s’élançant vers le hangar.
Le majordome fonça vers lui, appuya sur le bouton d’arrêt d’urgence du fauteuil qui s’immobilisa instantanément, puis retira la clef de sécurité.
— Je dois récupérer mes affaires, James ! vociféra Augustin, le visage crispé par l’angoisse et la colère. Donnez-moi cette putain de clef !
— Qu’est-ce qui te prend, Augustin ? intervint Audrey. Tu ne vas quand même risquer ta vie pour un bout de tissu ! Ne te tracasse pas pour ta tablette, on t’en rachètera une.
— Mais tu ne comprends rien ! Il y a le journal d’Éva à l’intérieur !
— Ne t’inquiète pas. Ta sacoche a dû tomber quand nous avons évacué la salle. Nous la retrouverons très vite.
— Les pompiers sont sur le point de partir, monsieur, annonça James. Je vais leur demander si on peut entrer à l’intérieur du bâtiment.
L’incendie, déclenché par un mégot de cigarette jeté dans une poubelle, fut très vite maîtrisé. Même si l’intégralité des œuvres avait été préservée, le directeur avait préféré fermer l’exposition par précaution. James et Audrey avaient reçu l’autorisation de fouiller le hangar, mais ils revinrent bredouilles. La jeune femme essaya de rassurer son frère en lui affirmant que les vigiles les contacteraient dès que le sac serait retrouvé.
Lorsqu’il apprit la nouvelle, le sang d’Augustin se figea dans ses veines. Sans le journal intime, il ne pourrait pas retourner en 1942. Il ne reverrait jamais Éva. Son univers s’effondrait. Une douleur insoutenable lui déchirait les entrailles comme si quelqu’un venait de lui arracher le cœur à mains nues. Son âme se brisait en mille morceaux. Un voile noir lui obscurcissait les yeux. Son rythme cardiaque s’affola, son corps fut secoué de violentes convulsions. Une alarme s’échappa du capteur fixé à son fauteuil. Les profondeurs abyssales du néant happèrent son esprit.
James composa le 911 pendant qu’Audrey, ruisselante de larmes, criait le prénom de son frère.
Les parents d’Augustin arrivèrent au Brigham and Women’s Hospital deux heures plus tard. Audrey en profita pour faire une pause. Elle quitta la chambre et se dirigea vers la machine à café. Alors qu’elle commandait un cappuccino, des claquements de talons résonnèrent derrière elle. Lisa apparut au détour d’un couloir et s’avança d’un pas décidé. Malgré ses six mois de grossesse, elle ne se séparait jamais de ses tailleurs haute couture ni de ses escarpins vertigineux.
— Tu as l’air épuisé, souligna Lisa en enlaçant sa sœur cadette. Que s’est-il passé ?
— Augustin a fait une crise d’angoisse à cause de l’incendie.
— C’est étrange, ce n’est pourtant pas son genre.
Audrey détourna les yeux, se gratta le menton et s’empressa de récupérer son cappuccino.
Lisa fronça les sourcils puis posa une main sur l’épaule de sa sœur.
— Je te connais, Audrey. Tu as toujours ce tic quand tu me mens. Je suis sûre que tu me caches quelque chose. Dis-moi la vérité.
— J’ai promis à Augustin de n’en parler à personne…
— Ça fait trois mois qu’il est bizarre. Je l’avais déjà remarqué depuis un moment, mais je pensais que ce serait passager. Tu dois tout m’expliquer.
Audrey était au bord des larmes. La santé physique et mentale de son frère se dégradait de jour en jour. Elle se sentait coupable d’avoir laissé traîner les choses aussi longtemps. Le poids du secret devenait trop lourd à porter.
— Il… Il a trouvé un carnet après la mort de Papy, lâcha-t-elle à demi-mot. Depuis, il s’est mis en tête que ce bouquin lui permettait de voyager dans le temps.
— Pardon ? Tu me fais une blague ?
Audrey invita sa sœur à s’asseoir sur les fauteuils disposés le long des murs du couloir. Elle lui relata la dispute qu’elle avait eue avec Augustin deux mois plus tôt dans le salon de l’appartement, le mail qu’il avait envoyé à une historienne française, la photo de cette Éva Kaltenbrun découverte sous le lit, le journal intime taché de sang et la lettre incompréhensible léguée par Justin.
— Et ces objets, où sont-ils ? demanda Lisa.
— Ils étaient dans un coffret rangé à l’intérieur de sa sacoche. Il l’a perdu pendant l’exposition, cet après-midi. C’est à cause de ça qu’il a fait un malaise.
— Pourquoi ne m’as-tu pas raconté tout ça avant ?
— J’ai préféré attendre… Je ne pensais pas que c’était grave. Et puis, il avait l’air d’aller mieux ces derniers temps, se justifia Audrey, la voix tremblotante.
Lisa soupira longuement et se massa les tempes.
— Nous devrions demander conseil à son médecin.
Les deux jeunes femmes se dirigèrent vers le hall d’accueil puis échangèrent quelques mots avec la secrétaire administrative.
Trente minutes plus tard, le docteur Osman se présenta devant elles et écouta leur récit avec attention.
— Je pense que suite à ses lourds traitements, sa trachéotomie et le décès de votre arrière-grand-père, votre frère a développé un trouble mental. Mais je ne suis pas qualifié dans ce domaine, mesdemoiselles. Il faudrait que monsieur Augun consulte un spécialiste en psychiatrie.
— Et concernant son malaise ? se renseigna Lisa. Pourra-t-il bientôt rentrer chez lui ?
— Nous allons le garder en observation. Je préfère être franc avec vous, nous n’avons plus aucun moyen de l’aider. Son cœur s’affaiblit chaque jour. Le traitement que nous lui avions prescrit ces deux dernières années avait stabilisé l’avancée de sa maladie, mais ce n’est plus le cas. Sa santé se dégrade plus rapidement que nous l’aurions pensé. Je suis désolé de vous l’apprendre de cette manière, mais si son état ne s’améliore pas, il risque de mourir dans les mois à venir.
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