CHAPITRE 50 Le Mariage (Repris)

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Note avant lecture : ce chapitre a été repris et est devenu assez long avec les suggestions que l'on m'a faites. Comme le tome est terminé, je n'ai pas voulu le couper en deux à la réécriture, mais n'hésitez pas à laisser une annotation marque page et à le lire en deux fois si vous n'avez pas envie ou le temps de tout lire en une fois :)

Troyes, église de Saint-Rémy 26 juillet 1942


 Les invités, regroupés devant la petite église de Saint-Rémy, papotaient en attendant l’arrivée des mariés. Dans leurs beaux costumes du dimanche et leurs robes en dentelle, les enfants s’amusaient à se lancer des grains de riz.

 Pour ma part, je ne pensais qu’à Éva. Elle me manquait. Je rêvais de la prendre dans mes bras, de la serrer contre moi, de passer du temps en sa compagnie. Quand pourrions-nous enfin nous retrouver seuls ? Après son retour de Reims, deux heures plus tôt, elle m’avait embrassé à la va-vite avant de se précipiter dans sa chambre pour se préparer. Ma proposition de l’accompagner jusqu’ici s’était soldée par un refus. Malgré mes protestations et mes tentatives pour l’amadouer, elle avait jugé préférable que nous arrivions séparément afin d’éviter les rumeurs. Puisque je ne travaillais plus à la Kommandantur et qu’elle ne portait plus son bras en écharpe, mon job de chauffeur personnel s’arrêtait là. Nos raisons officielles de nous fréquenter aussi.

 Jacques me donna une claque dans le dos qui me fit trébucher.

 — Cesse de rêvasser, Augustin ! s’exclama-t-il.

 — T’es malade, ou quoi ? Tu as failli m’arracher l’épaule !

 Justin réajusta sa cravate en ricanant.

 — Laisse tomber. Tu sais bien qu’il a toujours la tête dans les nuages.

 Le sifflement admiratif de René nous interrompit.

 — Je comprends mieux pourquoi ta princesse est en retard, Augustin. Elle a dû passer des heures à se pomponner !

 — Quoi ? Qu’est-ce qu’…

 Ma bouche s’ouvrit et se referma comme une carpe. De l’autre côté de la place, Éva s’approchait d’un pas hésitant.

 Le tumulte des conversations s’estompa, la cinquantaine de convives également. Seule la présence de ma dulcinée comptait. Ses cheveux dorés, relevés en un élégant chignon, contrastaient avec sa superbe robe bleu clair, parfaitement assortie à la couleur de ses yeux. Des mèches rebelles virevoltaient le long de ses joues. Le ruban en satin noué autour de sa taille sublimait sa silhouette. Rien ne pouvait rivaliser avec sa beauté. Pas même les scintillements du soleil dans le ciel azuré.

 Mon regard suivit le galbe de ses jambes. Mon imagination s’égara un instant sous ses vêtements. Je m’efforçai de détourner les yeux, de penser à autre chose. Respirer, déglutir. Contenir le bouillonnement sensoriel qui grandissait en moi.

 Les grognements de Justin m’extirpèrent de ma contemplation.

 — Qu’est-ce qu’elle fait là ? gronda-t-il.

 Son ton ne me plaisait pas du tout. Les murmures désapprobateurs qui s’élevaient parmi la foule non plus.

 — Qui a invité cette boche ? s’indigna une vieille dame.

 — Elle a quand même du toupet de se ramener ici !

 — Elle pense vraiment qu’on va l’accueillir à bras ouverts ?

 — Il paraît que c’est une fille de joie ! Elle passe ses nuits dans un hôtel rempli d’hommes !

 Le père de Claude serra les poings.

 — Il est hors de question qu’une sale schleue sabote le mariage de mon fils !

 Je ravalai mon indignation avec difficulté. De quel droit se permettaient-ils de la juger sans la connaître ?

 Un lourd silence s’ensuivit. Tous les regards se braquèrent vers Éva qui baissa les yeux et tritura son bracelet. Elle hésita un instant avant de rebrousser chemin. Sans m’excuser, je pris un malin plaisir à pousser toutes ces commères pour me frayer un passage.

 Je me ruai à sa poursuite et lui attrapai la main.

 — Ne pars pas, s’il te plaît.

 D’un geste du menton, elle désigna la foule qui continuait de la dévisager.

 — Je ne suis pas la bienvenue, Augustin. Il vaut mieux que je rentre à l’hôtel. Je n’ai pas envie de gâcher le mariage de Colette.

 — C’est elle qui t’a invitée. Si tu t’en vas, elle sera déçue. Et puis, s’ils te regardent tous, c’est parce que tu es sublime.

 — C’est gentil d’essayer de me rassurer, mais je ne suis ni sourde ni aveugle.

 Émergeant de la foule, Madame Montran, la mère de Colette, vint à notre rencontre. Elle serra Éva dans ses bras, la gratifia d’un sourire chaleureux et lança un coup d’œil sévère aux convives.

 — Ma fille a insisté pour que mademoiselle Kaltenbrün soit présente à son mariage, et j’en suis très heureuse ! proclama-t-elle. Celles et ceux qui ne sont pas contents peuvent partir sur le champ !

 Marie, Jacques, René et monsieur Montran nous rejoignirent. Ils saluèrent Éva à tour de rôle sans se préoccuper du troupeau d’imbéciles derrière nous. Cet élan de solidarité me réchauffa le cœur.

 — Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Kaltenbrün, la rassura Marie. Lorsqu’ils auront appris à vous connaître, ils ne pourront plus se passer de vous !

 Le père de Colette serra la main d’Éva.

 — Je suis enchanté de vous revoir. Vous ressemblez beaucoup à votre mère. Ma femme et moi l’appréciions beaucoup.

 — Merci beaucoup. Ce compliment me va droit au cœur.

 Une lueur d’émotion brilla au fond de ses yeux. Elle replaça l’une de ses mèches derrière son oreille.

 — Oh ! Je constate que vous avez hérité du bracelet de votre mère, s’étonna Monsieur Montran. C’est votre tante Sophia qui lui avait offert lorsque vous viviez en Autriche. Elle l’avait acheté dans la boutique de mon oncle.

 Les cloches carillonnèrent joyeusement. La mère de Colette enroula son bras autour de la taille de son mari.

 — Les mariés ne vont plus tarder, chéri. Nous devrions aller nous installer.

 Ils nous adressèrent de petits signes de la main, s’éloignèrent et entrèrent dans l’église, accompagnés des invités.

 Ces simples gestes d’attention avaient remonté le moral d’Éva, je le savais. J’espérais qu’un jour, elle puisse se sentir à sa place quelque part. Elle le méritait.

 Je lui proposai ma main et m’inclinai devant elle.

 — Madame. Autoriseriez-vous un modeste chevalier à vous escorter jusqu’au parvis ?

 Elle afficha un sourire amusé et emmêla ses doigts dans les miens.

 — Augustin ?

 — Oui ?

 — Tu es très séduisant dans ce costume. Si nous avions été seuls, je t’en aurais volontiers débarrassé. Mais ce n’est pas grave, j’attendrai ce soir pour le faire.

 Mes joues prirent une teinte rouge brique. L’atmosphère devint soudain caniculaire.

 À l’intérieur de l’église, la fraîcheur des pierres nous enveloppa. Les vitraux colorés diffusaient une lumière arc-en-ciel dans le chœur. Les échos de voix des invités et les rires des enfants résonnaient dans la nef. Éva et moi nous installâmes au dernier rang, à côté d’un tableau du Christ. Elle glissa discrètement sa main dans la mienne. Ne pas succomber à la tentation de l’embrasser au milieu de la foule me coûta un effort surhumain.

 Le prêtre entama un cantique religieux, repris par les convives. À la fin du chant, tout le monde se retourna vers la double porte en bois. Claude, dans son costume noir, tapotait sa cuisse du bout des doigts. La cravate qui ornait son cou masquait une partie de sa tâche de naissance. Jamais je ne l’avais vu si classe et élégant.

 Il s’avança vers l’hôtel aux côtés de sa mère et m’adressa un clin d’œil au passage. Lorsque Colette apparut à son tour au bras de son père, une exclamation admirative se propagea dans la foule. Elle étincelait dans la superbe robe qu’Éva lui avait offerte. Un joli peigne fleuri soutenait le haut de sa tresse.

 La future mariée essuya ses joues humides et rejoignit son amoureux qui la dévorait des yeux. Je ne pus m’empêcher de verser une larme à mon tour. Au moment d’échanger les alliances, le prêtre s’emmêla les pieds dans sa chasuble. Claude, pris d'un fou rire, lâcha sa bague qui roula sous un banc. Le genre de bourde que j’aurais pu commettre ! Une petite fille d’à peine cinq ans bondit des bras de sa mère et s’empressa de lui rapporter l’anneau.

 Colette la remercia d'un gros bisou sur la joue avant de s’éclaircir la gorge.

 — Claude Duval, acceptes-tu de devenir mon époux ?

 — Oui, je… je le veux, cafouilla-t-il. Et toi, Colette Montran, acceptes-tu de devenir mon époux ? Euh… Mon épouse, excusez-moi !

 Un nouvel éclat de rire se répercuta contre les murs de l’église.


 À la fin de la cérémonie, tout le monde rejoignit les mariés dans la ferme des parents de Claude. Ces derniers vivaient dans un hameau isolé à une dizaine de kilomètres de Troyes. Un endroit idéal pour rester discrets. Même si les mariages étaient autorisés, les rassemblements après le couvre-feu restaient interdits. Afin d’éviter les patrouilles, la plupart d’entre nous dormiraient ici.

  Des banderoles fabriquées par les enfants de l’école où enseignait Colette ondulaient au plafond de la grange, transformée en salle des fêtes pour l’occasion. Des fleurs des champs cueillies par les petits cousins des tourtereaux, des bougies et nappes fabriquées à la main égayaient les tables à tréteaux, récupérées chez les voisins.

 La délicieuse odeur de cochon grillé qui flottait dans l’air me donnait l’eau à la bouche. Du vin, de la charcuterie, du poulet rôti, des légumes et des pommes de terre attendaient d’être dégustés. Mon estomac gargouillait. Face à cette opulence, nous aurions presque pu oublier le rationnement et les privations que nous imposait l’occupation allemande. Le fameux système D français ne cessait jamais de m’émerveiller.

 Alors que le repas touchait à sa fin, le moment que je redoutais arriva : les convives trinquèrent à la santé des amoureux et réclamèrent un discours des témoins. Éva, la traîtresse, me poussa de ma chaise pour me forcer à me lever. Les joues en feu, je sortis une feuille de ma poche et me cachai derrière.

 — Hum… Quatre douzaines d’œufs, dix litres de lait…

 Colette, Éva, Justin, Jacques, René et Claude s’esclaffèrent.

 — Je ne suis pas sûr d’avoir bien entendu, Augustin. Tu peux répéter, s’il te plaît ? se moqua ce dernier. Je crois que tu t’es trompé de discours, mon vieux.

 Les invités éclatèrent de rire.

 La liste de courses de Marie… Comment avait-elle atterri dans ma poche ? Après deux minutes interminables à chercher mon foutu brouillon, en vain, je capitulai. Devoir improviser devant une foule de regards scrutateurs me terrifiait. Ma gorge sèche me brûlait. J’essuyai mes mains moites sur mon pantalon et fixai un point imaginaire au fond de la pièce.

 — Euh… Claude… Il y a un an, alors que je venais de débarquer, tu m’as balancé dans un coffre avec l’aide de Jean et de Colette. Grâce à toi, j’ai pu retrouver Marie et Justin. Je ne compte plus les moments incroyables que j’ai vécu en ta compagnie. La pêche, les parties de cartes à l’hôtel, les promenades à vélo, et les bonnes rigolades que nous avons partagées resteront gravées dans ma mémoire pour toujours. Avec toi, j’ai appris ce qu’était l’amitié, l’entraide, la confiance et le soutien sans faille, en n’importe quelles circonstances. Je ne te remercierai jamais assez pour tout ce que tu m’as apporté. Aujourd’hui, je sais que tu es et resteras mon meilleur ami jusqu’à la fin de mes jours. Je suis heureux pour vous deux, et vous souhaite tout le bonheur du monde.

 Claude se redressa.

 — Mesdames et messieurs, je vous demande un tonnerre d’applaudissements en l’honneur de celui que je considère comme mon frère, déclara-t-il.

 Une salve d’acclamations retentit dans la pièce. Les yeux embués, il m’ébouriffa les cheveux et me serra dans ses bras. Les larmes d’émotions que j’essayais de contenir inondèrent mes joues. Un moment d’une intensité rare, à la valeur inestimable.

 Une fois les succulents gâteaux préparés par Colette engloutis, Jacques se leva de sa chaise.

 — Vous voulez boire quelque chose, Éva ? proposa-t-il. Je vais remplir un pichet de vin. Profitez-en.

 — Serait-il possible d’avoir une bière, s’il vous plaît ?

 — Vous êtes bien une Allemande ! pouffa-t-il en se dirigeant vers le buffet.

  Justin leur jeta un coup d’œil mauvais avant de vider son verre d’une traite.

 — Décidément, tout le monde vous déroule le tapis rouge !

 Éva fit semblant de ne pas l’avoir entendu.

 — Arrête, Justin, le réprimanda René. Ce n’est pas le moment.

 — Quoi ? Toi aussi t’es amoureux d’elle, maintenant ? C’est quand même incroyable ! Vous oubliez tous que c’est une boche ! Vous trouvez normal qu’elle se pavane comme si tout lui appartenait ?

 — Je ne me pavane pas, répliqua Éva d’un ton cinglant.

 Cette discussion menaçait de dégénérer, je le sentais. Pourquoi Justin se montrait-il incapable de se tenir tranquille ? Ne pouvait-il pas faire un effort pour le mariage de son ami ?

 — Vous n’avez rien à faire ici, cracha-t-il. Il est hors de question que je passe ma soirée à côté d’une femme qui m’a frappé et humilié.

 — Je me suis déjà excusée pour la gifle. Vous ne voudriez tout de même pas que je me prosterne devant vous ?

 — Vos excuses pathétiques ne sont pas suffisantes. Vous n’êtes qu’une fouteuse de merde et une allumeuse !

 — Et vous, vous n’êtes qu’un lâche !

 Il se redressa d’un bond, le visage rougi par l’alcool et la colère.

 — Espèce de sale trainée ! hurla-t-il.

 Les conversations s’interrompirent. Tous les invités se tournèrent vers nous. Je ne réalisais pas ce qui se passait. Au lieu de m’interposer, je restai vissé à ma chaise, le corps paralysé par la stupeur.

 Justin frappa du poing sur la table. Le verre qu’il tenait explosa dans sa main. Les débris plantés dans sa chair lui transperçaient la paume, du sang ruisselait sur sa peau, mais la rage le rendait insensible à la douleur. Avec une rapidité surprenante, Éva attrapa ma chope qu’elle lui jeta à la figure. De la bière dégoulina des cheveux de Justin, ruissela sur son visage et macula sa chemise. Les mains tremblantes, il ramassa une bouteille de vin qu’il brandit en l’air, prêt à frapper.

 Une décharge d’adrénaline m’électrisa. Sans réfléchir, j’attrapai son poignet et enroulai mon bras autour de sa gorge.

 — Ne la touche pas ! criai-je.

 René posa sa main sur mon épaule.

 — Laisse-le, Augustin. Je m’en occupe. Je pense qu’il a compris le message.

 Je relâchai Justin et le bousculai avec toute la violence dont j’étais capable. Il chancela, se prit les pieds dans une chaise. Bien fait pour sa gueule ! J’aurais adoré qu’il se vautre par terre, que le karma s’occupe de son cas. Malgré l’intensité de mes prières malsaines, il s’agrippa à la table et resta debout. La bouteille qu’il jeta contre le mur se brisa en mille morceaux.

 — Allez tous vous faire foutre ! rugit-il avant de se ruer à l’extérieur.

 Des chuchotements accusateurs se répandirent à nouveau parmi la foule qui recommençait à toiser Éva.

 — Taisez-vous ! s’insurgea Colette. Mademoiselle Kaltenbrün est mon amie. Je vous demanderais de bien vouloir la respecter !

 — Je suis désolée, Colette… murmura Éva.

 Au bord des larmes, elle baissa la tête et se précipita dehors.

  Je me hâtai de la rejoindre. Pas question de la laisser seule avec Justin qui traînait dans le jardin ! Elle s’assit sur un banc au milieu de la cour. La lune gibbeuse miroitait sur ses épaules dénudées. Lorsqu’elle m’aperçut, elle s’essuya les yeux, sortit un petit miroir de son sac pour se repoudrer le nez. Le désarroi que je devinais sur son visage m’attristait. Que ressentait-elle ? De la culpabilité, de la solitude, du chagrin ? Je m’installai à ses côtés, passai mon bras autour de son épaule pour la réconforter.

 — Tu n’as pas besoin de faire semblant avec moi, Éva. Tu peux tout me dire.

 — J’ai tout gâché… Je n’aurais pas dû répondre à ses provocations.

 — Tu n’as rien à te reprocher. La façon dont il t’a parlé et son comportement sont inadmissibles. Il est infect quand il a bu. J’espère que sa blessure à la main lui servira de leçon.

 Elle tritura son bracelet avec nervosité. Au-dessus de nous, les étoiles tachetaient la voûte céleste, à la manière d’un tableau en clair-obscur. La légère brise du vent d’été murmurait dans les feuillages.

 — Je ne serai jamais des vôtres, peu importe ce que j’accomplirai.

 — On se fiche de ce que les autres pensent de toi. S’ils ne sont pas capables de voir qui tu es, c’est qu’ils ne valent pas la peine que tu te préoccupes de leur avis.

 — Toute ma vie, j’ai été considérée par mon père comme un trophée à exhiber pour servir ses intérêts. J’avais tort d’imaginer que ce serait différent en France. Ici, je suis l’ennemie à abattre. Dans mon pays, je ne suis qu’une arme de propagande.

 Je resserrai mon étreinte, lui caressai les cheveux.

 — Tu te trompes, Éva. Tu vaux mille fois plus que ça. Marie, Claude, Colette, Jacques, René et moi t’apprécions à ta juste valeur. Tu as su nous montrer ton courage, ton intelligence, ta détermination, ton ouverture d’esprit, mais aussi ton mauvais caractère…

 Elle me donna un coup de coude dans les côtes et réprima un sourire.

 — Ton espièglerie, repris-je, imperturbable, ton impulsivité et ta loyauté. En ce qui me concerne, ce sont toutes ces facettes de ta personnalité qui font que je t’aime.

 Une bouffée de chaleur me monta au visage. Cette sale habitude de rougir pour tout et n’importe quoi m’exaspérait. Je me hâtai de farfouiller dans ma poche pour cacher mon embarras et briser ce maudit silence qui s’installait. Incapable de regarder Éva, je lui tendis un petit coffret emballé dans du papier journal.

 — C’est pour toi. J’ai dû me rendre à Dijon la semaine dernière. J’en ai profité pour t’acheter quelque chose.

 Elle déposa mon présent sur le banc, s’assit sur mes genoux et passa ses bras autour de mon cou.

 — Arrête de faire ton timide, Augustin, me susurra-t-elle.

 Elle mélangea ses lèvres aux miennes. Un baiser aux saveurs sucrées, rassurantes, réconfortantes. Un baiser empreint de tendresse, de douceur, de sensualité, de poésie. Une déclaration d’amour. Chacune de nos embrassades me procurait des sensations différentes. Je brûlais d’impatience de toutes les expérimenter. En cet instant, je m’estimais aussi privilégié qu’un chercheur d’or découvrant un trésor fabuleux.

 Plusieurs minutes plus tard, trop courtes à mon goût, elle rompit notre étreinte et déballa son cadeau. Lorsqu’elle retira le collier de sa boîte, ses yeux s’écarquillèrent.

 — Il est magnifique !

 Elle redressa la tête et me présenta son cou. Je refrénai mon envie d’y déposer un baiser et essayai plutôt d’ouvrir ce fichu fermoir en argent qui ne cessait de me glisser des doigts.

 — Je sens que je ne pourrai pas compter sur toi pour m’aider à dégrafer mon soutien-gorge quand nous rentrerons à l’hôtel.

 — Qu… Quoi ?

 Elle m’effleura la cuisse, me mordilla le lobe de l’oreille.

 — Tout à l’heure, je te ferai découvrir ce qu’il y a sous ma robe.

 J’en lâchai le bijou. Sa capacité à me faire perdre mes moyens relevait du don surnaturel. Devant mon expression ahurie, elle s’esclaffa et récupéra la chaîne. Au moment où elle l’attachait autour de sa nuque, les premières notes de la valse de l’empereur s’échappèrent de la grange, juste derrière nous.

 — C’est Johann Strauss ! s’exclama-t-elle. J’adore cette musique ! M’accorderez-vous cette danse, monsieur le chevalier de Paris ?

 Elle me tira par le bras et m’entraîna vers le milieu de la cour sans attendre que je lui réponde. Mon palpitant s’emballa.

 — Éva… protestai-je.

 Elle posa sa main gauche sur mon épaule, glissa l’autre dans la mienne, fit un pas en avant, puis un en arrière. J’observai ses pieds et tentai maladroitement de reproduire ses mouvements. Un éléphant dans un magasin de porcelaine !

 — Aïe ! Tu viens d’écraser ma chaussure.

 — P… pardon, Éva.

 — Tu ne sais pas danser ?

 — C’est ce que j’essayais de te dire il y a quelques instants.

 — Il n’y a pas de bals, aux États-Unis ?

 Comment lui avouer que j’avais été immobilisé la moitié de ma vie dans un fauteuil roulant ? En 2018, les bals populaires n’existaient presque plus. J’avais assisté à un bal de promo au lycée, mais j’avais passé la soirée seul dans mon coin. Les années suivantes, j’étais resté cloitré chez moi. Ma gorge se serra. Les vacances et weekends dans ma chambre, les moqueries, les regards de pitié, les gens qui détournaient les yeux en me croisant, mon isolement social, les séjours à l’hôpital où je contemplais les murs des heures durant, l’ombre de la faucheuse qui me collait à la peau… Tous ces mauvais souvenirs m’explosèrent à la figure. La précarité de ma situation à Boston ne m’avait jamais semblé aussi lointaine et si proche à la fois. Je préfèrerais mourir que de devoir y retourner.

 — Augustin, tu es toujours avec moi ?

 — Oui, désolé.

 Elle me caressa la main avec douceur sans insister. J’hésitai un moment. Éva méritait de savoir. Après tout, elle s’était confiée à moi. À mon tour de lui ouvrir mon cœur.

 — Il y a encore peu de temps, je n’aurais pas pu danser avec toi. Tu ne m’aurais même pas remarqué. Ma vie se résumait à…

 Les larmes me montèrent aux yeux. Quelle merveilleuse idée de gâcher ce moment en chouinant ! N’aurais-je pas pu attendre le lendemain pour ruminer le passé ?

 Éva me caressa la joue.

 — Tu parles de ton fauteuil roulant ? m’interrogea-t-elle.

 — Oui. J’ai été malade très longtemps. Je n’ai jamais eu d’amis. Je n’imaginais pas pouvoir marcher à nouveau et encore moins retrouver mon autonomie. Ce que je vis ici avec toi n’a pas de prix. J’ai peur que ce conte de fées s’arrête brutalement.

 — C’est terminé, Augustin. Tu es guéri. Je comprends mieux ce qui te rend si différent des autres. Ton passé explique ta sensibilité, ta maladresse, ton manque d’expérience.

 Elle se blottit contre moi et posa sa tête contre ma poitrine.

 — Ne t’inquiète pas. Je connais une danse très simple qui ne nécessite aucun apprentissage.

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