Prologue

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Les plumes grises de l'homme qui se tenait debout devant elle brillaient dans l'atmosphère scintillante de l'aube. Elles semblaient décupler les rayons d'un soleil paresseux qui peinait à se lever et à illuminer pleinement la scène, si bien que Néophée pouvait l'observer sans ciller. Sur sa rétine, la forme ronde et voluptueuse des ailes persista lorsqu'elle regarda la cime des montagnes qui s'étendaient à ses pieds. Une brise timide faisait doucement voler ses cheveux bruns qui laissaient des ombres dans leur sillage, en périphérie de sa vision. Tout était calme.

   Le silence annonçait l'orage.

Il s'étendait entre les corps immobiles, les caressait sournoisement, s'engouffrait dans leurs têtes et étreignait leurs esprits. Un silence de plomb, presque pesant. Un silence acéré, aussi tranchant que le sommet des montagnes, quelques centaines de mètres plus bas. Un silence qui la faisait lentement suffoquer, tandis qu'elle observait ses compagnons éthérés.

L'orage s'annonçait atroce.

Un bourdonnement prit naissance dans son dos. Mais elle ne pouvait pas se retourner. Elle ne le voulait pas. Son regard se fixa sur les plumes étincelantes qui lui faisaient face et qui tremblaient légèrement. Était-ce la brise ? Était-ce la peur ? Une émotion malsaine naquit dans son ventre et étendit ses tentacules dans sa poitrine, jusqu'à enserrer ses poumons dans un étau. Néophée savait ce qui allait se produire. Et cela la terrorisait.

Elle hoqueta. Le son gronda et roula sur les corps qui se tenaient en ligne devant elle. Plus le son s'éloignait d'elle, plus il prenait d'ampleur, et elle perçut des murmures s'élever dans le silence perturbé. Il percuta furieusement la personne en tête de file. Le cœur étreint par l'horreur, elle l'observa vaciller à deux pas de la chute. L'ange fit un pas. L'ange chancela. Le vide le happa.

Il tomba.

Un hurlement strident retentit derrière elle et la rendit momentanément sourde. Aveugle, même. Les paupières pressées l'une contre l'autre, elle refusait de suivre sa chute des yeux. Elle refusait d'assister à la scène qui se déroulait à quelques mètres seulement d'elle. Mais soudain, les contours d'une image floue se dessinèrent dans son esprit. Un long frisson dévala le long de son échine, là où ses propres ailes prenaient naissance, elle sentit sa morsure glacée dans le creux de ses reins lorsqu'elle se rendit compte de ce qui lui arrivait. Osael. Osael était dans sa tête. Il avait pris possession de ses pensées en l'envoûtant et il la forçait à observer.

Elle rouvrit les yeux brusquement, la panique prit possession de son corps, ses crocs se plantèrent dans la paroi frémissante de son cœur. Elle ne voulait pas qu'on vienne dans sa tête, qu'on prenne possession de ses pensées ! Alors, elle s'obligea à regarder la scène qui se déroulait en contrebas, mais Osael persistait et bientôt, l'image qui pulsait sous son crâne s'imprima dans l'atmosphère, masquant sa propre vision et la forçant à en percevoir tous les détails.

Le corps qui prenait de la vitesse.

Les ailes qui refusaient de se déployer.

Les efforts que l'ange faisait pour forcer ses muscles à coopérer.

Les plumes qui frémissaient de plus en plus à mesure que les vents violents les bousculaient.

La pierre dentelée qui se rapprochait.

Impact.

Le sang gicla.

Une partie du corps se disloqua et colora la pierre en rouge — si vif qu'il lui écorcha la rétine. De longues traînées dégoulinèrent sur la roche claire. Ivoire contre incarnat. L'autre partie resta accrochée au pic qui la transperçait de part en part.

Le silence s'abattit sur elle à la manière d'une chape de plomb.

Le silence était assourdissant.

Le fil doré qui retenait les ailes de l'ange se dénoua alors, et elles se déployèrent en un réflexe macabre, ballotées par les vents violents qui sévissaient à cette altitude.

Le silence s'étirait.

L'orage s'annonçait atroce.

Les anges alignés se crispaient. Ils vibraient dans l'air qui se réchauffait au gré du doux réveil du soleil. Ils frémissaient de façon imperceptible sous la caresse narquoise de la brise ; cette brise qui se transformerait bientôt pour l'un d'entre eux en tornade impétueuse qui l'emporterait et le pousserait vers sa mort.

Rien ne venait.

À bout de patience, un ange sublime aux plumes d'un rouge vibrant qui la prit à la gorge s'avança alors. Ses ailes laissaient des traînées de sang dans leur sillage et Néophée frissonna en sentant la terreur s'enrouler autour de ses poumons, les comprimer, les étreindre en un étau qui lui hurlait qu'elle n'avait plus aucun pouvoir. Qu'elle n'avait plus rien.

Incapable de s'en empêcher, elle frémit. Le mouvement se déploya comme une onde de choc dans le silence pétrifié. L'ange aux ailes de la couleur de la chair qui maculait la montagne planta ses yeux dans ceux de Néophée. Elle chancela à son tour. Mais elle tint bon. Hors de question d'enclencher la sentence. Une ombre passa dans le regard de l'ange où couvait un orage.

Il brandit une dague.

La lame saisit un rayon de soleil et l'aveugla momentanément, pareil à un éclair de lumière.

L'orage s'annonçait atroce.

Puis, la scène fut modifiée. Néophée perçut son corps massif à côté d'elle et une douleur effroyable s'enfonça à la base de ses ailes. Elle s'entendit pousser un hurlement d'épouvante qui résonna en elle et lui lacéra la gorge, la laissant pantoise d'une souffrance atroce qui bouillonnait avec fureur dans son ventre et s'infiltrait dans ses veines pour les ronger.

Une odeur métallique s'éleva et la bâillonna bien plus aisément que l'horreur qui l'étranglait déjà.

Le poignard refit surface mais le supplice n'était pas fini. Dans un brouillard salvateur, elle percevait qu'une de ses ailes pendait lamentablement, désarticulée. Le couteau brandi au-dessus de sa tête, le bourreau marqua une seconde d'immobilité. Derrière elle, l'assemblée retenait son souffle, dans l'attente de ce qui allait suivre.

Il abattit à nouveau le couteau et ses propres cris lui vrillèrent le cœur. Plus que tout, la terreur de ne plus jamais voler l'écorchait vive et Néophée se sentait doucement glisser dans les limbes de la folie. Il fallait que tout ceci s'arrête. Sa conscience était une étincelle prête à s'éteindre, mouchée par une souffrance qui la percutait de plein fouet et l'étouffait petit à petit.

Elle se sentit basculer.

La panique referma ses crocs sur son cœur.

La terreur déchiqueta sa raison.

Le vent mugit contre son visage déformé par l'horreur. Elle n'avait plus d'ailes.

Elle écarta les bras au maximum afin d'augmenter les frottements, mais ce simple mouvement lui donna l'impression qu'un poignard s'enfonçait en elle à nouveau. Le paysage rocheux défilait sous ses yeux et se rapprochait.

Une ultime onde de peur la transperça.

Puis ce fut un éclair de douleur qui foudroya son corps.

Sa conscience s'éparpilla dans des limbes enténébrées.

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