Chapitre I

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Il bredouilla des mots maladroits en heurtant la serveuse. D'un mouvement fébrile, il retira blouson, écharpe et casquette. En se retournant, je vis son visage. Il me salua par un léger sourire tout en laissant glisser sa sacoche sur la table qui jouxtait la mienne. Le regard cerné, il sillonna le mur du fond avant de se figer un court instant sur une grande affiche.

— Elle est nouvelle celle-là ! À l'est d'Eden ! James Dean y est grandiose, sublime ! N’est-ce pas ? Une tête brûlée. Comme moi. Je me suis toujours cogné à la vie. Aucune échappatoire possible.

— S’échapper de la vie ? demandai-je en le fixant.

— Non… m’enfin… Ce que je veux dire, c’est cette impression de piège qui me hante. Une sensation d’étouffement… de vertige parfois. Je n’ai pas le sentiment d’être libre. Rien de ce que je veux n’aboutit… un flop à chaque fois. Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça, hein ? On ne se connaît même pas…

— Jeanne. Jeanne Andréas.

— Moi, c’est Léo. Je suis un plaintif. Un angoissé de la vie comme dirait mon ami Malo. Il exagère toujours, Malo, mais... Ce salon est suranné avec ses tables baroques et ses tentures bohémiennes, je m’y sens bien pourtant. L’un de mes refuges.

Son regard s’attarda longuement sur moi, peut-être à la recherche d’un signe ou d'une... complicité ?

— Je suis anxieux, poursuivit-il. Tout est compliqué pour moi. C’est depuis ce jour… Que faites-vous ici ?

— Je bois un thé.

Les sourcils froncés, il balisa mes feuillets.

— Vous écrivez ?

— Cela m’arrive.

— Et vous écrivez quoi ?

— Ce qui me passe par la tête, ce que je vois, entends…

— Comme ce que je viens de vous raconter ?

— Peut-être bien.

— Je vous laisse. À bientôt.

— Oui, au revoir... Votre thé ! Vous n'avez pas...

Je le retrouvai quinze jours plus tard, assis à la même table.

— Je vous attendais, s’exclama-t-il en me voyant.

— Ah !

— Oui. Je vous attendais. Besoin de vous parler. En partant d’ici la dernière fois, je me suis senti bien. J’ai bien dormi les jours qui ont suivi. Le sommeil et moi sommes fâchés, il me fuit. À peine emporté qu’il m’abandonne déjà.

— Difficile de rêver dans ce cas.

— J’ai une imagination débordante. Une compensation comme une autre. Il me suffit de fermer les yeux pour laisser libre cours à des univers foisonnants et biscornus. Déjantés, un peu comme mes souvenirs. D’ailleurs, ce sont toujours les mêmes images qui reviennent. Vous arrive-t-il d’écrire vos souvenirs ?

— Souvent.

— Un truc idiot refait régulièrement surface avec des images très nettes. Une saynète qui se répète sans cesse et à laquelle je ne comprends rien. J’aimerais vous la raconter.

— Dites-moi.

— Voilà : Un homme est dans une arène. Il court comme un fou et semble chercher quelque chose. Je ne sais d’où me vient ce souvenir. Je n’ai jamais mis les pieds dans une arène.

— Jamais ?

— Jamais. Et je ne connais pas cet homme.

— Que cherche-t-il ?

— Aucune idée. Bizarre, non ? On dirait une mouche qui bute contre une vitre… elle ne voit pas l’issue juste à côté, elle bute encore et encore… Vous avez écrit depuis la dernière fois ?

— Un peu.

— J’aimerais lire ce que vous écrivez.

— Pourquoi pas un jour.

— J’ai trop parlé, je suis envahissant par moments. Je m’éclipse. Au revoir.

— Au revoir.

Je m’éloignai de chez moi pour un long voyage en Crête. Dès mon retour, je cédai à l’envie de retrouver mes habitudes. La terrasse du Darjeeling était ensoleillée et seuls deux clients lézardaient dans un coin retiré. Il n’était pas loin de seize heures. Observant les camélias s’épanouissant le long du muret, la voix ténue de la serveuse me parvint. Elle me salua en me tendant une enveloppe.

— Monsieur Léo a laissé ceci pour vous.

— Ah…

— Il y a déjà deux semaines, je crois.

Je décachetai fébrilement le pli et découvris un feuillet bleu : « Bonjour Jeanne. Vous ne venez plus. Est-ce à cause de moi ? Me suis-je montré inconvenant ? Bavard, certainement. Que voulez-vous, j’avais envie de vous parler. Je sais, je sais, on ne se connaît pas. Et alors ? Rien n’était prévu, ni calculé. Les mots me sont venus. Pas les mêmes mots qu’il m’arrive d’échanger avec les autres. Non. Je n’ai pas pour habitude de me confier. Mais quand vous êtes là…
J’ai emménagé dans un nouvel appartement, plus ensoleillé et moins bruyant. La vue sur le parc oriental laisse entrevoir les cèdres qui bordent l’entrée sud. Il m’arrive de m’y promener. Surtout le matin, à l’ouverture. Le silence autour du petit lac est apaisant au point de m’oublier au pied d’un vieux séquoia et d’arriver en retard au théâtre. Si j’osais, je vous inviterais… Bien sûr, bien sûr… je devine votre refus. Votre étonnement. Parler avec vous de choses et d’autres me manque. Je vous attendrai au Darjeeling chaque jeudi, aux alentours de dix sept heures. Léo Shaheen ».

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