Chapitre II
J’alignai deux réflexions troublantes dans mon carnet en me demandant ce que Léo attendait de moi. Une écoute ? Pourquoi la mienne ? Pour le savoir, me dis-je, il suffirait d’être ici jeudi prochain à dix sept heures. Je souris à l’idée saugrenue qui fit irruption dans mon esprit : mon désir de l’écouter était aussi fort que son désir de me parler.
Un curieux hasard retarda mon arrivée au Darjeeling. Léo, la tête appuyée contre le mur, sourit à ma vue. Il me salua chaleureusement et me pria de prendre place sur le fauteuil. En s'asseyant face à moi, il marmonna ce qui me sembla être un compliment.
– Vous voilà enfin ! Je désespérais de vous revoir un jour.
– J’étais en voyage.
— J’y ai pensé mais cela n’a en rien apaisé mon impatience. Le besoin de vous parler, je l’ai vécu comme une urgence. Pourtant, je sais que cette urgence est injustifiée. Je n’ai pas de révélations ni de secrets à dévoiler. Ma vie est banale. Souvent ennuyeuse. Rien qui puisse éveiller la curiosité de qui que ce soit.
Il se tut un long moment.
— Vous n’êtes pas comme les autres. Comment est-ce que je le sais ? Eh bien… je vous le dirai au bon moment. Jeanne, il fallait que je vous parle. Il en va de mon existence. Vous êtes la seule à pouvoir m’aider. Personne d’autre. Vous… vous ne dites rien, pourquoi ?
— Je préfère écouter ce que vous avez à me dire.
— Je suis bien ici. Bien et anxieux à la fois. La peur que vous puissiez vous lever et partir me serre la gorge. Ne me jugez pas à partir de ce que vous supposez, car, croyez-moi, je suis différent de ce que vous imaginez. Si je vous ai choisie vous, et non quelqu’un d’autre, c’est pour une raison simple. Simple mais difficilement entendable. Pour le moment, je veux dire.
— Vous m’avez choisie, dites-vous?
— Ce n’est pas le terme exact. Enfin… comment vous expliquer… La vérité c'est que je n’ai pas le choix. C’est une situation étrange et embarrassante. Je vous promets d’élucider cet imbroglio si vous m’accordez votre confiance.
Il me dévisage, fixe mes mains, mes vêtements…
– Vous aimez lire Duras, n’est-ce pas ? Autant que moi. Pardon, pardon, cela ne me regarde pas et n’a aucune importance. Je suis très maladroit, surtout quand ça ne va pas.
— Je ne saisis pas tout le mystère qui entoure vos propos, mais dites-moi plutôt ce qui ne va pas. Qu’est-ce qui vous rend anxieux ?
— Hein ? Je ne sais pas. Peut-être l’impression de n’exister pour personne. Cela me chagrine beaucoup. Dès le réveil, mon moral vire au noir et je suis dans l’incapacité de me soustraire au marasme qui étrangle mon être. Seule l’envie de rien me hante. Quitter mon lit est un arrachement douloureux. Une inertie écrasante m’empêche de respirer. J’ai suffoqué maintes fois. Une pseudo-asphyxie. C’est un sentiment terrifiant. Ne pas bouger. Faire le mort et attendre la délivrance. Je finis par céder à cette léthargie mentale, à ce brouillard si dense, si écrasant qu’il réduit mon corps à un tas. C’est inhabituel pour moi de décrire ces heures où ma vie est comme suspendue. Pas faim. Pas soif. Pas froid. Je n’éprouve ni regret, ni colère, ni espoir... Il m’est arrivé de me pincer pour m’assurer que je n'étais pas mort. À entendre mes divagations, vous vous dites certainement que je suis un homme lugubre ou quelque chose dans le genre. N’est-ce pas ce que vous pensez ? Ou peut-être ce que vous écrirez un jour en pensant à moi ?
— Je ne crois pas, non.
— Vraiment ? Parfois, sans qu'aucune raison ne le justifie, mon humeur est des plus joyeuses. Et dans ce cas, je suis un autre. Pas l’homme mortifié des jours sombres. Mes pensées défilent, un peu comme des nuages blancs dans un ciel haut. Mes rêves sont peuplés de visages apaisés et d’images qui remontent à l’enfance, des jeux de cache-cache avec Mina et de soleils doux. Mina. Quel joli prénom, n’est-ce pas ?
Au réveil, je saute du lit, prends ma douche et quitte mon appartement avec un désir extraordinaire, celui de créer, de réaliser mille projets abandonnés, de vivre pleinement chaque seconde, arpenter les rues ombragées, dénicher certains ouvrages, m’endormir sur le sable chaud… Être bien, tout simplement.
— Un peu comme aujourd’hui ?
— Un peu…
La serveuse vint nous informer que l’heure de la fermeture du Darjeelinga approchait.
— Vous reviendrez, n’est-ce pas ? Je serai là, à dix sept heures.
Léo m’accompagna jusqu’à ma voiture, me serra la main et, d’un pas vif, il disparut à l’angle de la rue. Je suivis un autre chemin pour rentrer chez moi, mais, à trois kilomètres de la maison, je bifurquai à droite, vers la route qui longeait l’océan. Délaissant la voiture sur le bas-côté, j’ôtais mes chaussures. Le besoin de retrouver le ressac dans ces lieux souvent désertés, était un impératif auquel il m’était difficile de me soustraire, au risque de céder à cette nécessité qui m’envahissait peu à peu, et qui n’était rien d’autre que l’envie de fuir. Quitter les lieux. Retourner en Crête. Rejoindre un ailleurs. S’éloigner.
J’étais suffisamment avancée dans l’écriture d’une nouvelle quand Léo s’invita dans mon espace intime. Son intrusion avait bousculé mon quotidien et il m’était devenu impossible d’être à l’écoute de mes personnages. L. Shadow ne m’inspirait plus et au fil des jours, les traits de son visage devinrent de plus en plus flous. Mon empathie qui lui était acquise, flirtait avec la niaiserie. La tentation de réinventer son histoire, de redessiner sa silhouette infiltraient insidieusement mes pensées. Remodeler son être. Mais quelle serait sa nouvelle identité ? Elaborer les mécanismes à l’œuvre dans le moindre de ses gestes et paroles, imaginer les contours de son enfance, les souvenirs, les traumatismes inéluctables… Un nouveau L. Shadow. L. Sh...
L.S
Étranges résonances.
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