Chapitre 8 ~ Aux insomniaques de profession :

9 minutes de lecture

Franchement, s'encombrer d'un chat... J'ai souvent de mauvaises idées mais celle-là doit être assez haute dans le classement. Je n'ai rien qui soit adapté à cet animal dans mon cocon. Litière, nourriture, panier... pourquoi ne les ai-je pas emportés aussi ? Heureusement, j'aurais pu tomber sur pire. Ce matou passe son temps à dormir.
Lorsqu'il se réveille, je le regarde explorer encore et encore le studio, pourtant pas bien grand, en espérant combler le sentiment de creux au fond de moi. Les émotions qui ont secoué mon corps ces deux derniers jours m'ont laissé épuisé, mais Morphée ne veut pas de moi.

A 2h50 du matin, à deux doigts de virer légume à cause du manque de sommeil, je lance du café et m'installe sur le peu d'espace de couvertures et de matelas que Koridwen n'occupe pas — je comprends pourquoi le lit d'Almia était si grand. La tasse dans une main, le carnet rouge dans l'autre, je commence ma lecture en ignorant les cris heureux de ma curiosité au fond de ma tête.

Samedi 26 avril 2025

Cher journal...

... maintenant que j'ai écrit ça, je réalise que je vais avoir du mal à faire semblant de parler à quelqu'un qui n'est pas prêt d'exister, donc je vais passer cette étape-là et en venir aux faits.

Je m'appelle Almia Fersetta, j'ai 25 ans, et j'ai emménagé à Paris il y a 4 jours exactement. C'était le nouveau départ qu'il me fallait, mais pourtant tout n'est pas comme ça devrait l'être. Je m'explique. Je n'ai jamais été le genre de fille à avoir un journal. Pas que l'envie m'en manque, mais cela fait simplement partie des choses avec lesquelles je n'ai pas grandi ; c'est pourquoi j'écris aujourd'hui. On a tous des casseroles, et le poids des miennes est la raison de mon arrivée dans cette ville. J'avais réellement espoir de m'en débarrasser, mais je crois que j'ai besoin de tout poser une dernière fois, avoir une vue d'ensemble, avant de pouvoir tourner la page.

À première vue, je n'ai même pas eu une enfance si terrible que ça ; j'avais une famille qui donnait tout ce qu'elle avait pour mon avenir, qui avait les moyens de subvenir à tous mes besoins, qui s'est arrangée pour que je sois jamais seule... Néanmoins, en voulant faire de moi un prodige, j'ai l'impression qu'ils ont oublié de faire de moi une humaine, de m'apprendre à ressentir ou à échanger. La suite s'explique d'elle-même.

Ce qui, quand j'avais quatre ans, a commencé par des mignonnes leçons d'éveil musical, ou un livre posé dans mes mains pour que j'apprenne à lire plus vite que les autres, est devenu une manie de faire de mon emploi du temps un outil pour développer tous les talents possibles, et ainsi me donner toutes les chances pour réussir là où me parents avaient échoué. "Tu en as de la chance Almia" me rabattaient-ils, ou encore "comment fais-tu pour être si douée ?" demandaient les autres enfants à l'école. Au début, je me sentais privilégiée de ce traitement, je voyais l'avance et les facilités qu'ils n'avaient pas, mais quand est arrivé l'âge où je voulais tout simplement être avec mes quelques amis, prendre ensemble un goûter au parc ou dessiner jusqu'à ce que le soleil se couche, il fallait que je rentre apprendre le ballet ou le mandarin. Quand j'arrivais chez moi le week-end, impossible de traîner, regarder les dessins animés. Une fois que j'avais fini de travailler, le mieux que je pouvais avoir était un livre, en version originale bien sûr, dans la langue que j'apprenais, pour ne pas perdre de temps. Je ne pouvais pas partager mes activités avec les autres enfants, qu'on m'a d'ailleurs toujours appris à mépriser. Leur éducation ne valait pas la mienne et je devais porter haut les couleurs de ma famille. "Après tout ce qu'on a sacrifié pour toi Almia, il faut que tu nous rendes fiers."

Nous habitions dans une ville suffisamment petite pour que je parte en internat au lycée. Là-bas, j'ai tout découvert. Aux abonnés absents de mes cours de solfège, les joies de l'adolescence se sont offertes à moi. Et surtout j'ai rencontré Nolan. Il m'a levé le voile sur des sentiments que je m'interdisais jusqu'alors. Avec lui j'ai deviné les ébauches d'une personnalité bien à moi, autre que celle que mes parents m'avaient faite.
Mais ce qui devait arriver arriva... Le jour où mes parents découvrirent cette relation, j'avais dix-sept ans. Ce qui au début n'était qu'une amourette était devenu sérieux et durait depuis bien deux ans et demi. Ce fut la première fois que je haussais le ton face à eux, lorsqu'ils m'ordonnèrent de mettre fin à notre couple. Mon refus était catégorique. Pourtant, ancrés sur leurs positions, il était hors de question pour eux de céder, et de laisser ce garçon l'emporter sur tous les efforts qu'ils avaient fournis pour moi. Alors je suis partie avec lui. Les premiers mois n'étaient pas faciles car, n'étant pas majeurs, lui et moi avions quelques problèmes, mais avec quelques petits boulots et beaucoup de discrétion tout se passa à merveille.
La nuit de mes dix huit ans, que Nolan avait eus deux mois auparavant, je crus fondre de bonheur. Nous n'aurions plus de soucis. Légalement, mes parents auraient beau me dire de rentrer, je n'aurais plus jamais à le faire. Cela avait été notre plus grande peur au cours des mois passés.
C'est alors que je compris le sens de l'expression "ascenseur émotionnel". Car ce soir-là fut le soir où il me quitta. Mon cœur brisé mit plusieurs mois à se réparer, suffisamment de temps pour que s'installe en moi une morosité persistante, et que je perde foi en quiconque.

Sur ces mots, la page s'achève. Je me sens bouleversé par la tristesse émanant de ces mots. À côté de moi, le café est froid d'avoir été oublié. L'écriture fine m'a totalement absorbé. Je ferme les yeux pour digérer tout ce que je viens de lire et étends mes membres les uns après les autres sur le lit. Koridwen commence à ronronner, et je m'apprête à m'endormir, enfin, bercé par ce bruit rassurant, avant qu'un doute ne s'immisce dans mon esprit. Un chat ne se met pas à ronronner comme ça, sans caresses particulières. Or, je suis seul chez moi.

Je me redresse brusquement, tourne la tête vers le ronronnement et je croise le regard de la personne tenant l'animal. Sa maîtresse. Almia.

Plusieurs minutes s'écoulent durant lesquelles nous nous contemplons, elle, de marbre, et moi incapable de proférer la moindre parole, abasourdi face à son image. Si son regard à perdu en vitalité, il reste doté d'une certaine force pour le moins déroutante.

— Al... euh... Almia... je... e... c'est... ohh... comment...

Je m'étouffe dans les mots qui refusent de s'ordonner pour franchir la barrière de mes lèvres. J'inspire à de nombreuses reprises, profondément. Et je me lance. Le brouillon de mes pensées devient un flux ininterrompu de paroles, vaine tentative de cacher ma faible maîtrise de la situation :

— Almia tu as survécu ! Comment ?! Je... je... Mais c'est génial putain ! J'ai eu si peur. J'étais persuadé que tu y étais passée ! Mais qu'est-ce que tu fais là ? Comment tu es rentrée ? Comment tu m'as retrouvé ? Et... oh je m'embrouille tellement je suis heureux !
— Lire le journal de quelqu'un, c'est du voyeurisme. Tu n'y étais pas autorisé.
— Tu étais déjà là ?
— C'est fou le nombre de choses qu'on peut découvrir une fois morte.
— Comme quo... attends, redis moi ça ?
— Sam je te croyais assez intelligent pour deviner qu'on ne se remet pas d'un tel accident. Les statistiques sont claires ; tu devrais passer ton permis, tu sais, tu apprendrais beaucoup de choses.

Elle se moque de moi ma parole ? Je la regarde, à nouveau muet d'incompréhension. Mes yeux alternent entre elle et mon café que j'aurais visiblement dû finir. Toutes les questions que j'aurais voulu lui poser s'évanouissent sous la sévérité de son regard.

— Tu as quelque chose à dire pour mon journal ?

Je garde le silence.

— Alors. Comment tu l'as eu ? Comment tu connais toutes ces choses sur moi ? Et pourquoi tu voulais tant me voir ?
— Tu ne sais pas toutes ces choses depuis que tu es morte ?

Je déglutis, mal à l'aise, tandis qu'elle poursuit, son visage froid demeurant indifférent.

— Figure toi qu'avant de finir dans cet état je n'avais pas la possibilité d'écouter à toutes les portes comme j'ai désormais un grand plaisir à le faire... Donc ?
— C'est le gardien de ton immeuble qui m'a donné ce carnet. Je suis allé le voir pour en apprendre plus sur toi car ça faisait quelque temps que le destin avait fait croiser nos routes.

Regard d'incompréhension.

— On prenait le même bus tous les matins. Exactement. J'écris des bouquins, je m'inspire des gens en général, mais tu m'avais intrigué plus que la moyenne, je ne sais pas pourquoi. J'ai prétendu que tu étais ma cousine, on a discuté un peu et il m'a demandé de te le rendre au moment où je te verrais, soit disant. J'aurais tellement voulu te parler quand j'en avais la possibilité, alors j'ai lu la première page de ton journal pour enfin comprendre qui tu étais car, avec ta mort, mon observation s'arrêtait net.

Sa moue a l'air visiblement peu convaincue de mes explications. Ignorant la durée du temps dont je dispose, je saisis ma chance au vol :

— Maintenant, à moi de te poser une question. Pourquoi avoir traversé après avoir vu la voiture ? Ou alors dis-moi comment ça se fait que tu puisses te tenir ici, en face de moi ?
— Tu ne peux pas comprendre, ça ne te regarde pas.
— Bien sûr que si, je suis celui qui te connaît le mieux sur cette terre.
— Quelle prétention...

Son regard s'assombrit, l'émeraude dans ses yeux cesse de briller, comme éteint, et son visage se ferme.. Elle esquisse un mouvement, comme si elle allait partir, puis se ravise et s'assied.

— Qui es-tu Sam ?

— Je te l'ai dit, tu ne me connais pas, je t'ai juste... A vrai dire je l'ignore. Je ne sais pas qui je dois être pour toi. Tu m'as inspiré, voilà tout.

— Mais c'est impossible... je veux dire. Pourquoi toi ?

— Je ne comprends pas.

— Bien sûr que tu ne comprends pas. Tu es vivant. VIVANT.

Almia se lève, la colère lui redonnant des couleurs.

J'esquisse un geste dans sa direction et un coup part. Mon bras rougit de la forme de ses phalanges et il me semble que, momentanément, elle rougit aussi, comme parcourue d'une énergie nouvelle.

— Calme-toi, ce n'est pas si dramatique.

— Que je me calme ? Je suis morte. MORTE. Et je me retrouve coincée dans cette épave, cet espèce de corps translucide qui ne vaut rien aux yeux du monde. Et avec qui je me retrouve ? un putain d'inconnu. C'est pas parce que tu es le seul idiot qui puisse me voir que je te dois l'encyclopédie l'encyclopédie ma vie.

Elle se prend la tête à pleine mains, tourne en rond, incapable d'accepter cette réalité.

— Je ne me suis pas tuée pour finir dans un truc encore pire, bordel.

Sa phrase s'achève dans un cri de détresse puis elle se roule en boule dans un coin. Par réflexe, je m'approche d'elle, et, croyant ne sentir que du vide en avançant ma main vers cette forme translucide, sa consistance me surprend autant que le second coup qui part dans un cri. Almia ne réalise pas qu'elle peut me toucher qu'elle me hurle à nouveau dessus.

— Ne me... TOUCHE pas. Tu... tu me dégoûtes.

— Almia, je...

— Mais tu rien du tout.

Elle inspire profondément, et la panique est redevenue indifférence austère.

— Je suis désolée Sam, mais j'ai besoin de m'en aller. Tu comprends, tu crois me connaître, alors c'est bien plus simple pour toi. Mais j'ignore totalement qui tu es, et je ne supporte pas cette présence imposée. Si j'ai perdu la vie, c'est uniquement par ma faute, j'en ai conscience, mais... Pourquoi toi ? qu'est-ce que je fais ici ? Que tu aies été le seul à découvrir le peu que j'étais n'en fait pas une raison... Je vais m'en aller, Sam, et tu ne m'en empêcheras pas.

La bouche ouverte comme un imbécile, je ne peux que fixer l'air trouble face à moi.

Me voilà seul.

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