Chapitre 10 ~ Le palais des autres jours, d'hier et demain...

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Almia ne quitte pas mon esprit de la journée. En fin d'après-midi, je sors prendre l'air, et constate que même alors qu'elle n'est pas là, l'effet Almia se fait ressentir : mes angoisses font profil bas, et je regarde les gens autour de moi sans la moindre animosité.

Comme si le vent qui souffle légèrement et agite mes cheveux avait lavé mon esprit, je songe à tout ce qui m'est arrivé récemment avec beaucoup plus de clarté, et réalise que les neuf derniers mois ont pris toute la place dans ma tête. Il me semble n'être plus le même homme, tout simplement obnubilé par celle qui me fascine depuis tout ce temps. Après autant d'attente, qui pourrait me blâmer d'accorder pareille importance à ces deux soirs avec elle ? De passer mes journées à rêver d'elle, et de ne penser qu'à la nuit suivante ? Le bonheur de ne plus lui être inconnu, qu'elle ne soit plus simplement la fille du bus, guide mes pas jusque chez moi ; le soleil couchant me souffle qu'elle sera là. Le volte face complet que semble avoir pris notre relation la nuit dernière me gonfle d'espoir, et mon corps grimpe les innombrables marches menant au studio comme si je flottais.

Fidèle à elle-même, — commencerait-elle à avoir ses habitudes chez moi ? — je la trouve grattant le dos de Koridwen qui, respectant son mépris de chat, ne bronche pas. Toutes les questions entremêlées dans ma tête ont commencé à se ranger, et malgré l'air enfin apaisé qu'elle aborde, j'ai besoin de lui poser celle qui s'est clairement imposée :

— Je comprends que tu ne veuilles pas parler des raisons qui t'ont poussée à... passer de l'autre côté, mais dis-moi au moins comment tu peux être là ?
— Je t'avoue que j'ai moi-même du mal à expliquer ma présence ici... Tout ce que je sais, c'est qu'à la lumière du jour, je dois rester près de mon corps. Après... je sens chaque jour mes forces s'amenuiser. Je sais pas combien de temps je pourrai rester comme ça, à vagabonder.

Elle fait la moue, sûrement peu à l'aise sur le sujet, alors tout naturellement, comme j'agirais pour consoler un ami, je pose ma main sur son épaule. Encore une fois, au lieu du vide, l'air a une réelle (texture /) consistance sous ma paume. Je lui retrouve les couleurs qu'elle avait prises le jour où elle est apparue. Almia, visiblement prise dans le feu de l'action la dernière fois, réalise maintenant très clairement que quelque chose se passe. Elle recule brusquement.

— Qu'est-ce que tu me fais, là ?

Elle fixe ma main, incrédule. Le semblant de confiance qui s'était enfin installé entre nous se brise immédiatement. Toutes distances retrouvées, le regard d'Almia alterne entre moi et ses bras qu'elle frotte, comme pour en vérifier l'intégrité. Ne comprenant pas réellement ce qu'elle peut ressentir, je me contente de maintenir ma main tendue dans sa direction, paume vers le haut cette fois. Elle y pose ses doigts, et les retire aussitôt comme si elle avait été brûlée.

— Tout va bien Almia ? je m'inquiète, en esquissant un mouvement vers elle.
— Ne t'approche pas.

Son ton est cassant, elle contemple sa peau, visiblement plus charnue que quelques instants auparavant.

— C'est quoi encore ce tour de passe passe. Tu joues avec les esprits, ou je ne sais quelle connerie encore ?
— Hein ?
— C'est pour ça que tu es le seul qui puisse me voir ?

C'est à mon tour de ne plus rien comprendre à cette situation, alors que sa voix atteint les aigus.

— De quoi tu me parles Almia ?

— Tu ne sens rien ? Cette énergie, qui passe de ta main à mon corps, qui me donne ce courant, qui me rend tangible à nouveau. J'ai l'impression d'avoir pris un shot d'adrénaline, c'est quoi ce bordel.

— Non je... Almia, je t'assure. Je n'y suis pour rien.

Koridwen, vient se frotter contre mes jambes et, comme si elle faisait confiance à l'animal, elle cesse de reculer. Ses membres se décrispent alors je m'approche d'elle. Elle me sonde. Hésite. Je crois qu'elle lit dans mes yeux quelque chose qui la décide. Presque timidement, en comparaison de son caractère haut en couleur d'habitude, elle saisit à nouveau ma main, et son visage semble se réchauffer progressivement. Elle regarde dans le vide, concentrée sur toutes les sensations qui doivent la parcourir mais auxquelles je ne peux rien comprendre. Les traits de son visage sont encore plus beaux quand elle n'essaye pas de se protéger derrière son masque railleur, et je rougis à l'idée que je n'avais jamais pu l'observer d'aussi près avant.

Je refoule au fond de moi l'envie de croiser mes doigts aux siens lorsque, semblant avoir accepté cet étrange sentiment de chaud, elle se retourne vers moi et lâche ma main. Comme si l'épisode n'avait jamais eu lieu, elle engage la conversion sur des futilités. Mes doigts sagement rangés le long de ma cuisse, je la suis dans nos bavardages sans relever ce brusque changement d'ambiance, la faisant parler de ses lectures, en particulier celle de la dénommée Koridwen, de ses rêves de voyage... Tout se passe parfaitement jusqu'à ce qu'elle retourne la discussion.

— Et toi ? me demande-t-elle, je ne sais rien de toi. Par exemple, tu sais tout de ma vie amoureuse, alors que la tienne m'est parfaitement inconnue.
— Oh... un rire peu convaincu secoue ma poitrine. Je ne sais pas vraiment par où commencer, à quel moment de ma vie ça devient intéressant. Il faut savoir que mon cœur est resté vagabond très longtemps, il m'en fallait peu pour courir après quelqu'un. J'ai enchaîné les amours, trop souvent non partagés mais je m'en moquais.

Elle me regarde, intriguée par ce Sam qu'elle découvre.

— Et puis comme toi, le grand amour. J'avais dix-neuf ans, l'impression d'être encore un enfant, et pourtant d'un coup je me voyais déjà passer ma vie avec lui.

Son visage esquisse un peu de surprise, mais elle ne relève pas.

— C'est là qu'il y a un "mais"...
— Au bout de trois ans ensemble, à nier la vérité, on s'est retrouvés face à des fossés entre nous qui faisaient que notre vie commune ne pouvait plus durer. Ou bien un de nous devait sacrifier sa vision du futur, ou bien on s'arrêtait là.

Ma voix se perd dans les souvenirs, mais je poursuis.

— Je n'ai jamais eu autant de mal à renoncer à quelqu'un. Pendant des années, je n'ai plus rien ressenti pour personne.
— Et ces dernières années ?
— J'ai... trouvé la paix disons. Je suis passé à autre chose, et je suis heureux de ne rien avoir sacrifié car ma vie est celle que je voulais. Mais je n'ai plus jamais été le cœur d'artichaut du passé.

Et puis si elle savait... récemment disons que mon coeur a été assez plein, et ma tête assez occupée pour que je puisse ne serait-ce que remarquer quiconque d'autre.

— C'est très courageux de votre part à tous les deux, d'avoir su y mettre fin ainsi. Mais tu ne devrais pas te laisser renoncer à aimer, sous prétexte que tu as autant à perdre. Tu sais, maintenant que j'ai un tout petit peu de recul, je réalise tout ce que j'ai sacrifié à cause de mon passé. Puisque je ne faisais que réussir à tout, on ne m'avait pas appris à souffrir, donc j'avais peur d'être blessée. Et à cause de ça, alors que même toi j'aurais pu te connaître en étant vivante, j'ai vécu seule pendant si longtemps... C'en était à un point où ça me coûtait réellement d'adresser la parole à quiconque. Et à cause de lui, à cause d'eux... je suis morte si seule.

Sa voix se brise sur les derniers mots, la poitrine secouée de sanglots silencieux, si douloureux que mes yeux se remplissent de larmes. Je sens alors sur mes doigts une pression douce mais froide. Ses doigts ont une consistance de plus en plus palpable. Elle serre ma main avec la force du désespoir, alors que mon autre bras s'enroule autour de ses épaules, la soutenant du mieux que je peux.

J'aimerais la garder auprès de moi pour l'éternité, lui dire qu'elle ne sera plus jamais seule, et qu'ils ne lui causeront plus le moindre tort, mais il me faut la prévenir, au risque de la perdre.
Je la secoue aussi doucement que possible.

— Le jour se lève, Almia.

Elle me regarde de ses yeux humides et rougis, avant de murmurer un "merci" inaudible et de disparaître.

Je me retrouve encore seul...

— Je t'attendrai ce soir, Almia.

Koridwen me répond par un miaulement, lequel me paraît moqueur, mais je l'ignore. Si la moquerie d'un chat me touche, je n'arriverai jamais à avouer mon amour à Almia... 

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