Chapitre 11 ~ Hangin' out where I don't belong is nothing new to me

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Il est minuit. Et elle n'est pas là. Maintenant que je sais qu'elle peut sortir de son corps, elle va m'entendre. Notre rendez-vous, elle en fait quoi ?
Elle ne l'a pas oublié quand même. Elle ne peut pas.

Ma rancœur sourde annihile mes sens. Je deviens aveugle de rage, sourd de frustration. Toutes les émotions contenues depuis ces derniers jours s'échappent simultanément de mon corps. Je hurle à m'en briser les cordes vocales, je frappe dans tout ce qui me passe sous la main. Sous la pression, je ne sens plus mes mains. Koridwen a la malchance de se trouver sur mon chemin, mon pied finit dans son estomac. Je dois avoir l'air possédé parce qu'il ne tente rien pour me faire payer ma violence.
Quant à moi, il m'est impossible de me calmer, totalement déconnecté d'un monde que je perçois plus. Cependant, progressivement, ma colère devient rancune, puis désespoir, et mon état ne s'améliore pas. Il ne reste sur ma langue qu'un goût d'amertume. Mais ce n'est pas le pire.
Non, le plus horrible dans tout ça, c'est que je voudrais lui en vouloir de me laisser, de m'avoir oublié sans prévenir. Si elle était face à moi, je lui hurlerais rancœur et dépit au visage. Mais je ne peux pas. Je voudrais tellement être fâché contre elle, ne plus lui adresser la parole pour lui faire ressentir mon mal-être, mais j'en suis incapable. Alors mon malheur se retourne contre moi. Je me déteste. Je ne peux plus me supporter. Je m'accuse d'être tombé amoureux d'elle.

Je me dis que sauter par la fenêtre pourrait être une bonne idée, avant d'y renoncer. Je ne serais pas sûr de pouvoir revoir Almia. Et cela me serait intolérable. Donc je m'attarde dans ce monde autant que je le peux et je me tais. Car c'est tout ce que je sais faire. Je suis le seul en vie, alors je le reste pour deux, pour elle et moi. Si elle savait tout ce que j'aimerais lui dire. Si elle était en face de moi, je lui hurlerais tout ce que je ressasse. Amour, rancœur et ce profond désespoir qui me ronge les entrailles.
Et pour une fois, mes prières sont entendues. Je la vois se matérialiser à côté de la porte. Sauf qu'à peine son regard croise le mien, tout s'envole. Ma peine et ma colère ont disparu. Je reviens quelque peu lucide, suffisamment pour voir qu'elle tremble.
Tous mes problèmes oubliés, il n'y a désormais plus qu'elle qui compte.

— Je suis retournée les voir, m'avoue-t-elle en se mordant la lèvre.
— Qui ?
— Mes parents...
— Et ce sont eux qui ont réussi à te mettre dans cet état ?
— J'avais beau dire que je ne voulais plus les voir, ils restent ceux qui m'ont mise au monde, élevée, et j'espérais qu'ils ressentiraient un peu de tristesse à l'annonce de ma mort. Ils étaient en train de se lamenter comme s'ils avaient perdu en bourse. Tu comprends, j'étais l'investissement de tant d'argent, tant d'attentes... La mort de la fille qu'ils ont reniée il y a des années quand elle a fugué n'est que l'ultime déception. Et puis bien sûr, ça ne peut pas être un suicide. Enfin ! qui de sensé aurait des problèmes en ayant des parents comme eux... Le suicide, c'est comme les maladies mentales, c'est toujours chez les autres. Non voyons, cet incident n'est qu'une erreur de timing de ma part.
— Ça va aller ?
— Oui bien sûr ! dit-elle d'un ton faussement enjoué. Si je me laissais abattre par ce que ces imbéciles peuvent dire ou faire, je serais bien bas.

Malgré ses paroles d'apparence fortes, elle se blottit contre moi. Je la tiens longtemps dans mes bras, et le trop plein d'émotions fait qu'elle finit par s'y endormir. Par le vasistas, j'aperçois la lune, claire dans le ciel vide de nuages. En caressant ses cheveux, je réalise combien elle prend consistance, nuit après nuit... Jusqu'où cela nous mènera-t-il ? J'ai beau me sentir plus épanoui que jamais, mes journées n'en finissent plus et j'attends impatiemment la nuit pour qu'elle vienne me rejoindre. Je crois que je suis devenu totalement dépendant, je suis incapable de retourner à ma vie normale ; je ne parviens toujours pas à écrire, quant à la boulangerie n'en parlons pas.
Elle remue lentement, s'allonge davantage, et mon attention se retrouve à nouveau portée sur elle. Un mois de confidences quotidiennes nous ont rapprochés plus que je ne m'en serais douté, et elle parvient presque à être aussi tangible que quelqu'un de normal. Pourtant, elle reste invisible aux yeux de tous.
Je n'oserai jamais l'avouer, mais j'en suis soulagé ; tant qu'elle reste ici, personne ne peut l'atteindre ou prendre la place que je me suis difficilement faite dans son cœur. J'ai presque honte de cette jalousie déraisonnée, qui n'a aucune réciprocité, mais elle est irrépressible et il serait stupide de le nier.

***

— Qu'est-ce que c'est tous ces papiers ?

Je sursaute, puis réalise que le soleil est couché depuis un bon moment. Je me retourne et trouve face à moi une Almia bien plus enjouée qu'hier. Tout à mon rangement, je ne l'avais pas entendue arriver.

— Ne me dis pas que tu es de ces maniaques qui gardent le moindre bout de papier depuis leur première facture, rigole-t-elle.

Je lève les yeux au ciel, puis flanque la liasse de feuilles que je tenais dans un tiroir dont l'étiquette a été effacée par l'humidité.

— Tu sais, avant de travailler dans la boulangerie où tu achetais tes quiches le midi, je... j'écrivais des livres.
— Des livres ?
— A vrai dire, j'en ai même publié un qui a eu un certain succès. Et bien figure toi que ces tonnes de papiers, empilés dans cette armoire, c'est tout ce que j'ai écrit un jour dans ma vie.

Je me retourne, fouille le meuble, et en sors mon trophée.

— Regarde, c'est le premier de mes livres que j'ai publié.

Elle le prend entre ses doigts, et le découvre rapidement.

— J'y ai passé des années, à un point où mes parents pensaient que mes études passeraient à la trappe pour une chimère. Mais j'ai persévéré, et honnêtement c'est l'accomplissement de ma vie.
— C'est fou. Je me suis toujours demandé comment les gens pouvaient créer un monde de toutes pièces. L'idée d'écrire t'est venue comme ça ? Du jour au lendemain ?

Elle s'assied, les yeux rivés sur moi, et je la suis, le fond de ma poitrine agité de lui confier quelque chose d'aussi important.

— Non, tu sais c'est loin d'être ma première histoire. Depuis que j'étais petit, je ne pouvais pas m'empêcher d'écrire, tout le temps. J'étais très insatisfait de la réalité, alors j'inventais une vie à tout ce qui en méritait une, et crois moi ça faisait du monde. Quand je suis arrivé au lycée, je me suis dit que je pourrais peut-être creuser ça plus sérieusement, mais on m'a rapidement fait comprendre que j'étais fou. Alors j'ai gentiment suivi des études, y mettant toute la volonté du monde, et me disant que je pourrais toujours écrire plus tard, quand j'aurai du temps. Et un jour, mes personnages sont nés dans ma tête. Subitement, mes mains ne pouvaient qu'écrire leur histoire. Tout apparaissait si naturellement... J'avais un examen la semaine suivante que j'ai lamentablement raté, mais rien n'avait d'importance, j'avais trouvé mon roman. J'avais déjà essuyé plusieurs refus de maisons d'édition, mais je savais celui-là réussirait là où tous mes autres récits avaient échoué. Je le sentais au plus profond de moi, ces personnages avaient quelque chose de particulier.

Totalement emporté par mon univers, je retourne soudain à la réalité en relevant le regard vers elle. Ses yeux pétillent, un vrai sourire étire ses lèvres rosées. Elle s'approche lentement de moi, et pose ses lèvres sur les miennes.

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