Chapitre 14 ~ Don’t ask me questions that you don’t want the answers to.

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Je l'attends de pied ferme, bien décidé à lui tirer les vers du nez. Cela fait trop longtemps que je ne sais rien d'elle.

Lorsque je la vois se matérialiser face à moi, sa beauté affaiblit mon aplomb l'espace d'une seconde avant qu'il revienne, plus fort que jamais.

J'entame la conversation :

— Chose promise, chose due. Tu connais mon entêtement, Almia.

Mon entrée en matière associée à mon sourire en coin lui tirent un petit rire, lequel ne dure néanmoins pas plus longtemps qu’une expiration. Nous nous installons. Puis elle se lance :

— Je ne sais pas s'il y a beaucoup de choses à raconter, en comparaison de ce que tu peux t'imaginer.
— Almia…
— Non, ne t’inquiète pas, je ne me défile pas… Je te prévenais juste. Bon je t'épargne le début de l'histoire…

Regard accusateur, petit sourire.

— Une fois que Nolan m'a laissée, j'ai erré pendant un moment avant de réaliser que, sans la moindre source de revenus, ne voulant plus avoir affaire à ma famille, ce serait compliqué. Je me suis donc assez vite lancée dans la vie active. Avoir un toit au-dessus de la tête, de quoi remplir une assiette à chaque repas ou presque, sont les priorités qui ont très vite remplacé celui que j'ai fini par oublier. Enfin, “oublier”, quel grand mot. Disons plutôt qu'il est passé au même rang que mes parents. Aussi loin de moi que possible, physiquement et mentalement.

Elle inspire, et un tremblement secoue ses épaules. Mais elle reprend :

— Un soir où j'étais perdue au plus profond du trou, celui des abîmes de mon cœur et de mon âme, je me suis dit que prendre l'air ne me ferait que du bien. Un bar situé à une dizaine de minutes à pied du taudis qui me servait de logement a, cette nuit-là, réussi à m'attirer.

Incapable de proférer la moindre parole, je m’imbibe lentement de ses mots.

— Cela faisait plusieurs mois que je n'avais pas entendu parler de mon ex et je m'en portais à merveille. Sauf qu'à la fin de ma deuxième bière, un jeune homme a attiré mon regard. Il était de dos, face à une jeune fille qui avait à peine obtenu la majorité. J'ai hurlé le nom de la personne que je pensais qu'il était. Toute ma rage a été instantanément convertie en paroles. De stupeur, il s'est retourné. J'ai alors découvert un visage, parfaitement inconnu, où j’ai pu lire un mélange d'interrogation et de… d'une pointe de… jugement. Si tu savais à quel point ça m'a blessée. Il m'a dit que j'étais folle et que si je voulais quelque chose à sa copine, j'aurais affaire à lui. Je me suis retrouvée à genoux, à même le sol, muette d'incompréhension. Et me demandant s'il n'avait pas raison. J'étais intérieurement persuadée de l'avoir rayé de ma vie jusqu'à avoir oublié ses traits et voilà que je le voyais en n'importe quel inconnu. Une jeune femme, de deux ans mon aînée, est venue me voir et m'a soutenue jusqu'à mon siège. Elle m'a commandé un verre d'eau avant de se présenter sous le nom de Talya. Une fois sûre que je m'étais remise de cette brève altercation, elle m'a proposé d'aller chez elle où l'attendait un pot de glace qu'elle disait volontiers partager avec moi. Je n'ai pu que hocher la tête pour accepter. En moins de dix minutes, nous y étions.

En voyant ma mine soucieuse à l’évocation de l’inconnue et de la confiance aveugle qu’elle lui portait ce soir-là, elle serre ma main, la caresse et poursuit son récit :

— Tout simplement, comme si nous nous connaissions depuis toujours, elle a commencé à me raconter sa vie, ponctuant son récit de rires et de mimiques comiques. Il ne lui a pas fallu longtemps pour me détendre. Quand je lui ai demandé la raison de son attitude, elle s'est tue un instant. J'avais pourtant ce besoin impérieux de savoir pourquoi elle s'était jetée à mon secours. Je la vois encore ouvrir la bouche, avant de la refermer, et enfin se lancer, me raconter son histoire en touillant la glace du bout de sa cuillère. Elle avait passé plus d'une année en dépression, ce qui l'avait totalement coupée du monde. Personne n'avait voulu ouvrir les yeux sur son déclin autant mental que physique, car elle s'infligeait des tortures corporelles. Un jour, dans la rue, un inconnu l'a relevée après une légère chute, due à l'irrégularité de la chaussée. Il lui a demandé si tout allait bien et elle a craqué. Elle a fondu en larmes dans ses bras. Il l'a ramenée chez lui où elle est restée une semaine entière. De trop nombreuses personnes y verraient quelque chose d'étrange, mais il a été parfait, répondant à chacun de ses besoins sans être envahissant. Il l'a aidée à se relever, à se reconstruire. Il lui a redonné goût en la vie et elle a retrouvé confiance en l'humanité. Puis, une fois guérie, elle est partie et ne l’a jamais revu. Ce soir-là, en moi, elle a reconnu cette détresse qui la caractérisait il y a quelque temps, dans de moindres proportions certes, mais elle a préféré m'éviter le risque de descendre la pente glissante qu'est la dépression. Et surtout, elle sentait comme un besoin de perpétuer l’élan de générosité dont elle avait bénéficié.

Koridwen choisit cet instant pour s’installer sur mes genoux. Je le caresse sans perdre une miette de ce qu’Almia me dévoile.

— Nous sommes à la suite de cet épisode restées en contact et, le jour où elle a cherché une associée pour sa boîte de mannequinat, j'ai été la première à qui elle a pensé. Ce travail s'est révélé fait pour moi, et j'ai, grâce à elle, trouvé un alliage de passion et de source de revenus. Je devais avoir à ce moment-là... dix-neuf ans. Avec une joie non dissimulée, j’ai quitté mon travail de petite serveuse d’un bar minable pour la rejoindre dans son projet. J’aurais tout fait, tout plaqué, pour elle, pour la suivre. Et ça a bien dû durer jusqu'à mes vingt-et-un ans. Pendant cette période, j'ai énormément avancé dans la vie. Je n'ai jamais perdu Talya de vue, au contraire. Nous étions toujours plus proches et notre amitié complétée par une relation professionnelle n'a posé aucun problème. Pour les autres relations, je ne me suis plus jamais engagée à long terme, préférant les relations éphémères, compagnies d’une nuit ou d’un verre. Je n'ai pas non plus revu Nolan. Tout allait pour le mieux. J'avais changé d'appartement, bien différent de mon taudis, j'avais un travail devenu ma passion, une meilleure amie, presque une sœur. Mais rien ne dure jamais. Un jour, Talya n'est pas venue à la petite agence que nous tenions.

Une larme roule le long de sa joue, sans qu’elle semble la remarquer.

— Je ne me suis pas alarmée. Il arrivait que, certains soirs, la dose d'alcool qu'elle ingurgitait dépasse le raisonnable et l'empêche de venir le lendemain. Elle a disparu quelque temps donc j'ai pris sa place à courte durée. Trois semaines plus tard, elle est revenue avec son sourire habituel. J'étais tellement heureuse de la retrouver que j'ai oublié de m'inquiéter. Elle avait été absente plus longtemps que d’habitude, mais elle était là, alors pourquoi s’inquiéter ? J’ai accepté le retour à la normale, sans imaginer une seule seconde la rechute qui n’a pas tardé à arriver. L'épisode s'est répété, sauf qu'elle n'est jamais revenue. Elle s’est suicidée. La première tentative n’a pas réussi, la deuxième si. Elle n'avait jamais guéri de sa dépression et un élément qui m'est encore inconnu l'a faite retomber. Je... je croyais la connaître... et je n'ai rien vu. Il ne se passe pas un jour sans que je me dise que si j'avais fait plus attention après sa première absence, j'aurais pu éviter le drame. J’aurais dû passer la voir, l’appeler plus souvent. Pourtant j’étais si confiante… je ne pouvais pas imaginer qu’elle pensait la mort mieux pour elle. Mais les morts ne reviennent pas à la vie, alors je suis partie. J'ai quitté ma petite ville, j'ai tout rayé de ma mémoire, enfin, j'ai essayé, et je me suis installée en face de chez toi. J'ai miraculeusement réussi à lancer mon agence grâce à ce qu’elle m’avait appris, mais ma vie n'avait aucun goût. J'avais parfois l'impression d'avoir inventé une nouvelle Almia et de ne faire qu'animer quotidiennement ce personnage. Et un jour, j'ai repensé à elle. Et j’ai compris. Pourquoi elle avait voulu tout arrêter. Je crois que c'est ce qui m'a fait commencer à me dire que… la mort… était une option envisageable.

Alors que la violence du récit m’a fait perdre la voix, je retrouve le chemin des mots pour un murmure fait de toute la douleur du monde :

— Almia, non…

Elle ne m'entend plus. Ses yeux, flous, fixent le vide.

— Ma vie continuait cependant, le monde n’a pas arrêté de tourner avec mon déménagement, mais une fois dans un coin de ma tête, ces idées ne se sont jamais réellement éloignées. J'ai vécu une période noire où rien ne me paraissait réel. Je vivais comme un automate. J'étais aveugle et sourde, je ne sais pas qui répondait à ma place. Était-ce un de mes démons intérieurs ? Je me suis mise à me demander comment mourir. J'en suis arrivée à la conclusion qu'en mélangeant plusieurs cachets présents dans mon petit appartement, j'aurais droit à une mort propre, discrète, rapide et indolore. J'avais réalisé le mélange nécessaire, mais au moment de le prendre, je ne sais pas… j'ai voulu… voir le monde encore un peu. Je n'étais pas prête. Je suis ressortie une journée, durant laquelle j'ai perdu mon journal. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me maintenait en vie. Je ne voulais pas mourir avant de l'avoir retrouvé. Pendant une semaine, deux peut-être, le sursis. Puis j’ai renoncé. Je suis rentrée chez moi, n'attendant que cette boisson qui me libérerait. Tu sais comment tout a fini. Je t'ai vu, et c’était comme si le destin m'autorisait à relâcher mon souffle… Je me suis jetée sous les roues de cette voiture.

Sa tirade laisse place à un silence oppressant.

— Que lui est-il arrivé, à l'automobiliste ?

J'ai du mal à répondre.

— Il a fui. On ne l'a jamais revu. Enfin, je dis ça, mais je ne suis resté là-bas que le temps de le voir détaler et prendre ta lettre, puis je me suis rendu au cocon.

Je regrette d'avoir demandé mon dû, ce soir. J'ai découvert des choses que j'aurais peut-être préféré ignorer. Savoir Almia torturée de tant de malheurs me brise le cœur. Je me sens si mal de ne rien pouvoir faire d'autre que de la serrer dans mes bras, la sentant trembler lorsqu’elle enfouit son visage contre moi. Pour la première fois depuis un mois, notre étreinte plombe mon cœur au fond de ma poitrine.

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