Chapitre 18 ~ Emoji cœur, emoji fleur, emoji pleurs
Je suis tiré de mon sommeil par une sonnerie de téléphone. Je relève la tête vers l’appareil qui ne cesse de vibrer et, de mes yeux encore fatigués, je ne parviens pas à déchiffrer le nom du contact affiché.
Je tends la main pour décrocher, mais l'écran s'éteint. Trop tard.
Je rallume l'écran et l'heure s'affiche. 9h40. Je clique sur la notification la plus récente. Le nom affiché ne m'étonne pas tant que ça. J’aurais dû lui donner des nouvelles pour qu’elle me laisse encore tranquille quelques semaines, le temps que les choses finissent de se tasser.
Maman
J'ai raté son appel et elle m'a laissé un message.
Je t'ai appelé au sujet du mail que tu m'as envoyé pour l'appartement.
J'ai vu que tu ne répondais pas. Pourtant j'ai essayé de pas appeler trop tôt pour éviter de te réveiller, mais bon. Rappelle-moi :)
Il fallait bien que ça arrive. Je prends mon courage à deux mains et appuie sur le petit icône téléphone à côté de son nom. Elle décroche à la deuxième sonnerie. Sa voix douce m'apaise aussitôt.
— Coucou Sam ! Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas parlé ! Tu ne nous appelles pas souvent ! Comment ça va ?
— Bien et toi ?
— Très bien, merci. Mais tu sais comme moi que ce n'est pas pour cette discussion banale que je t'ai appelé.
Elle m’accorde quelques secondes de silence avant de poursuivre :
— C'est quoi cette histoire, là ? Pourquoi tu veux te débarrasser de l'appart' et de tout ce qu'il contient ? Vivre au cocon ? Non mais quelle connerie ! Tu as vu la taille de ce studio !?
— Maman, laisse-moi t'expliquer. J'ai trouvé plus… efficace pour mon travail de rester au cocon. Ça faisait déjà un moment que je dormais ici, mais il y a pas longtemps je suis retourné chercher des affaires, les seules que je veux garder. Tout le reste vous appartient. Faites-en ce que vous voulez.
— Mais qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse ? C’est à toi ! Et puis, Sam, c'est quoi ça ? Il t'est arrivé quoi pour que tu veuilles t'en débarrasser ? Tu te souviens du temps que tu as passé à essayer de nous convaincre de ne pas le vendre et de te laisser y habiter plutôt que de revenir avec nous en province ? C’était il y a longtemps, certes, mais quand même !
— Faites-en ce que vous voulez, je te dis. Ça peut paraître soudain pour vous, mais je t’assure que je ne suis pas fou, et j'ai rien oublié. Simplement, il ne me... convient plus.
— C'est une fille, c'est ça…
Si elle savait…
— Maman... non, c'est pas une fille.
Pardon Almia.
— Qu’est-ce que c’est, alors ? Tu as eu des soucis récemment, là-bas ?
— Non, c'est juste… j'arrive même pas à l'expliquer. Je peux par contre t'assurer que je ne retournerai pas dans cet appartement.
— Tu voudrais pas plutôt venir passer quelque temps ici ? Le grand air te ferait du bien, tu aurais les idées plus claires pour réfléchir à tout ça.
— Maman. Je vais bien. Arrête un peu de t'inquiéter et dis moi plutôt comment va papa.
— Il est toujours malade, mais ça peut aller… Mais n'essaie pas de me détourner du sujet !
— S'il te plaît. Je… J'ai pas envie de me fâcher avec toi pour ça. Alors, si tu peux, essaie de me comprendre. Ou même, juste d'accepter. Si tu veux, je te rappelle dans… disons… une semaine. À ce moment, on verra.
— D'accord, mais… à tout hasard, tu ne voudrais pas venir passer le Nouvel An à la maison ?
— Je suis désolé, j'ai prévu de voir des amis. Mais on trouvera un moment pour se voir. Je passerai, et on se fera une fondue géante, comme au bon vieux temps.
Malgré la distance qui nous sépare, j'arrive, à travers le combiné, à sentir son sourire et son cœur se réchauffer.
— Je ne sais pas si j'aurai encore la force pour les tours de jardin dans le froid à chaque bout de pain perdu… Et ton père non plus…
Ces mots, si anodins en apparence, veulent dire tant de choses pour nous.
— T'inquiète, on fera semblant de ne pas les voir tomber. La tradition peut bien fermer les yeux pour une fois.
Quelques instants s'écoulent avant qu'elle ne conclue :
— Je suis contente d'avoir eu des nouvelles et de te savoir bientôt de passage à la maison. Tu nous manques, mon fils. Je t'aime. Ton père aussi.
— Moi aussi je vous aime, maman, j'ai hâte de vous voir.
Je m'empresse de raccrocher avant qu'elle ne puisse entendre l'émotion menace de déborder de moi.
Depuis mon adolescence, j'ai toujours séparé ma vie en plusieurs fragments. À partir du moment où celui mes parents et de ma vie amoureuse se sont séparés, l’écart n’a cessé de grandir entre ce qu’ils savaient de moi et la réalité. Je n’ai jamais réussi à faire marche arrière, je me suis construit comme ça, alors je ne peux pas flancher aujourd'hui.
Ils me manquent tellement.
Mais ce qui me manque le plus, ce sont ces années d'insouciance, lesquelles me paraissaient alors ennuyeuses. L'enfance. L'adolescence. Si seulement j'en avais réellement profité. Hélas, dans ces moments, on ignore encore qu'ils passent trop vite. Nos rêves, immenses, éclipsent la réalité de notre joie naïve.
En repensant à ces instants passés, une phrase me revient en mémoire. Dans mon souvenir, elle a encore l'intonation de la voix d’un professeur de français que j’avais au collège. Je le revois nous énoncer cette phrase d'Aragon : "Le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard". De sa belle écriture, il l'avait écrite au tableau. Tombé sous son charme ou impressionné par sa sagesse peut-être, je ne sais même pas pourquoi je l’ai recopiée ce jour-là, mais je sentais qu’elle avait un sens tout particulier. À cette époque, je ne savais pas qu'elle me mènerait tout au long de ma vie, me poussant à essayer d'apprendre avant la fin. Je me rends compte aujourd'hui que, malgré tout ce que je croyais avoir découvert, une vie ne suffit pas. Une centaine aussi. Pas plus que mille.
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