Chapitre 22 ~ Avant toi c’était rien, ou si peu que mon corps, avant toi, se souvient de s’être senti mort

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Ma tête tourne.

Mes yeux, ouverts avec difficulté, ne me transmettent qu'une vision floue et dédoublée. La lumière est bien trop forte. Je suis ébloui et perds le peu de repères que j'avais jusqu’alors. Le sang pulse dans mes veines et fait de mon crâne un tambour. À chaque battement de cœur, je souhaiterais mourir pour apaiser ma douleur.

C'est alors que mes souvenirs reviennent. Je réalise que mon calvaire d’il y a quelques instants à peine n'est rien en comparaison de mon désespoir. 

Je me redresse immédiatement et, ma vue redevenue normale grâce à l'adrénaline, je constate que je ne suis plus étendu au milieu de la chaussée, je ne sais où. Je suis dans un lit. Mais pas le mien. Rassurez-moi, dites-moi que je n'ai pas passé la nuit en compagnie de je-ne-sais-qui. Pourtant tout est très réaliste, je n'hallucine pas.

Je n'ai donc pas rêvé. Il faut que je parte de là, que je rentre chez moi.

Je pose les pieds au sol et me lève, prêt à partir en courant. Sauf que mes jambes ne sont pas du même avis. Le parquet sur lequel je m'écrase est dur.

Le bruit causé par ma chute attire quelqu'un. J'ai subitement honte qu'un parfait inconnu me voie dans cet état, gisant au sol. La porte de la chambre s'ouvre. Je découvre que la personne chez qui je suis est en fait une femme. Elle est vieille, à en croire ses quelques rides et ses cheveux blancs. Sur son visage se lit une inquiétude qui semble sincère tandis qu'elle essaie de me relever. Après beaucoup d'efforts, elle parvient à me hisser à nouveau sur le lit. Elle souffle comme un bœuf, tente de se remettre de l'effort. Elle est fine, n'est qu'os et muscles, mais je ne suis pas un poids plume. Je me demande comment elle a pu me porter jusqu'ici lorsqu'elle m'a trouvé.

— Bonjour mon garçon. Tu veux un verre d'eau ou quelque chose à manger pour te remettre de ce qui a dû t'arriver ?

Je la regarde fixement, muet d'incompréhension. Qu’est-ce que je fais ici, bon sang. Ça n'a aucun foutu sens.

— Tu vas bien ? Tu as besoin d’un médecin ? J’attendais un peu avant d’appeler des secours, au cas où tu te réveillerais, je me suis dit que tu serais mieux avec un peu de calme. Tu avais l’air plus chamboulé qu'en danger. J'espère que j'ai bien fait.

Elle attend, anxieuse, ma réponse. 

— Je... Je... euh... je pourrais avoir un verre d'eau, s'il vous plaît ?

Ma voix, rocailleuse et presque inaudible, me surprend moi-même, alors que la femme qui était devant moi il y a à peine une minute est déjà partie. 

Quelques courts instants et elle est là. De mes mains tremblantes, j'attrape la boisson et la porte, hésitant, à mes lèvres. Je suis assoiffé et l’engloutis d'une traite. Confus, je lui redemande de l'eau. Elle ne tarde pas à revenir, portant une bouteille d'un litre. Je la remercie du mieux que je peux et avale goulûment le contenu de celle-ci. Une fois vide, je reprends difficilement ma respiration, faisant rire mon hôte. Elle tire de sa poche un paquet de biscuits qui fait étinceler mes yeux. Ma bouche s'entrouvre, je salive, mais n'ose pas les toucher. Elle les rapproche imperceptiblement de moi et mon instinct lâche. Je me jette sur ces gâteaux avec toute la retenue que je parviens à réunir, et elle a un minuscule mouvement de recul. Un par un, je les dévore, savourant leur goût autant que possible, mais en quelques instants, les seules traces qu'ils ont laissées sont un emballage froissé. Mon estomac, vide pendant trop longtemps, me fait savoir son mécontentement. J'ai encore plus mal qu'avant, mais l'idée de manger me rassure.

Je me retourne alors vers la femme. Je joins mes mains et m'incline devant elle, la remerciant un nombre incalculable de fois. Elle me jure que ce n'est rien, que c'est normal. Mais ce n’est pas le cas, j’ai envie de lui crier, ce n’est pas normal, justement ! N’importe qui d’autre m’aurait laissé mourir contre un mur dehors. Après tant de jours d’inconscience au cocon, la déshydratation aurait eu raison de moi. Sans elle, si par je ne sais quel miracle j’avais survécu, j’aurais définitivement perdu foi en l'humanité. Une soit-disant humanité qui n’aurait pas jeté un coup d'œil à ma carcasse agonisante.
Je la regarde, encore ébahi du fait qu’elle ait pu me ramener ici d’une manière ou d’une autre. La situation semble irréelle. Je remarque alors qu'elle s’agite, visiblement mal à l’aise du silence qui s’installe, alors j’essaye de songer à autre chose, d’entamer la conversation de manière pas trop violente :

— Excusez-moi, mais... comment vous appelez-vous ? 
— Appelle-moi Nanya, tout le monde m’appelle comme ça. Et toi, mon petit ?
— C’est Sam.
— Et, Sam, qui est la jeune fille dont tu as rêvé dernièrement ?
— P... pardon ?
— Tu as crié son nom plusieurs fois dans ton sommeil. Son prénom, il me semble... attends voir que je m'en souvienne… Un truc assez original… je l'ai sur le bout de la langue.

non
NON
Et dire que j'ai cru que mes démons ne me rattraperaient jamais. 

À son souvenir, le gouffre dans mon âme m'attire. Son abîme, d'un noir terrifiant, grandit, monte en moi. Je ne veux pas y sombrer. Je n'en sortirais jamais. Une éternité aveugle, perdu, je m'y refuse. Mais l'amertume, le désespoir me submergent. Je peux néanmoins encore tenir. Sauf... sauf si… Je crois que je peux tenir à la condition que son nom ne soit plus évoqué. Mais mes prières ne seront pas entendues.

Je suis maudit. 

— Ah ! Oui ! Voilà !

S'il vous plaît.

— Je l'ai…

Je vous en supplie...

— Almia !

La pièce se met à tourner autour de moi. Une expression d'horreur se peint sur mon visage. 

Et je fuis.

Je fuis les souvenirs que je peine déjà à affronter seul. Je fuis l'ignorance. Je fuis l'incompréhension.
Je fuis cette pseudo-humanité. Je fuis ces gens "bienveillants'' pourtant si maladroits. 

Je ne veux pas avoir à expliquer, à faire revenir le passé, son malheur constant. Je ne veux plus de masque. Et pourtant je ne veux pas qu'ils lisent en moi. Je ne veux pas qu'ils croient comprendre, qu'ils essaient ne serait-ce que d’imaginer ce que j'ai vécu.  

Je veux... je veux... Almia. Elle est tout ce qu'il me faut vraiment.

Je cours à travers le petit appartement, il me faut une porte d'entrée. Je suppose que je finis par la trouver car j'atterris dehors. Je ne m'arrête pas pour autant de courir. Comme possédé par le diable, je cours au hasard, fuyant les souvenirs, et trouvant dans l'effort et la fatigue une forme de torpeur confortable. Après ce qui me paraît des heures, le décor devient familier, je parviens au cocon.

Mes jambes sont engourdies et douloureuses, mes chevilles et mes pieds sanguinolents, couverts d'ampoules. Ce n'est pas le pire. Mes poumons sont au bord de l'implosion, mes côtes torturées de points de côté plus nombreux que les doigts de mes mains.

Ma vision est trouble, sombre.

Le gouffre m'aurait-il englouti ? Pas encore, je crois ; il doit me rester un peu de temps. 

Je n'ai pas la moindre idée de l'heure ou du jour. Mais, de toute façon, à quoi bon?

Je continue à puiser dans cette énergie que j'ignorais posséder pour fouiller mes armoires à la recherche d’une boîte en carton. Je dois vraiment avoir touché le fond pour aller chercher ça. Et dire qu'aujourd'hui, j'envisage de m'en servir…
Bien que couvert de poussière, l’emballage vert et marron est toujours intact. Couverte d’arabesques, d’ombres d’animaux et de symboles astraux, le tout est réellement magnifique.

OUIJA

Je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais découvert cette minuscule boutique de quartier, tenue par un vieux fanatique, relativement crédule de la moindre histoire surnaturelle. J’étais entré pour m’inspirer un peu de l’atmosphère, à la recherche d’un objet particulier pour animer un roman, parmi la montagne que possédait le collectionneur. Dans tout ce capharnaüm de paranormal, j’étais tombé sur cette boîte et, charmé, je l’avais emportée.

Je pose le plateau en bois au milieu de mon studio. Sous mes doigts, les lettres à la typographie ancienne, une pyrogravure plus rouge que noir, font monter mon anxiété. Suis-je tombé si bas que je compte désormais sur ça ? Je crains que oui. 

Des lettres. Des chiffres. Oui. Non. Bonjour. Au revoir.

Si simple ! Et pourtant source de tant d'espoir...

Je prends la goutte entre mes mains. Elle est belle. Presque aussi belle que les gravures en forme d'arabesques ornant la planche. Elle a la forme de l'As de Pique : épurée, simple, mais aussi si harmonieuse, poétique. Son bois vernis, sombre, lui donne un côté ancien, mystérieux. Cependant, le plus remarquable est son petit rond de verre, tel une loupe, aux bords minutieusement sculptés, semblable à une perle de rosée.

Délicatement, je la dépose sur la planche et mets mes mains dessus.

— Almia, es-tu là ?

Rien.

— Almia, tu m'entends ?

La goutte reste immobile.

— Almia, s'il te plaît, réponds-moi ! Es-tu là ?

Pas le moindre bruissement d'air, rien ne bouge. Ma voix devient suppliante :

— Almia… je ne peux vivre sans toi. Dis-moi que tu es là ! Fais bouger cette flèche d'un millimètre au moins ! Que je sache que tu es là ! Mais ne me laisse pas ! Ne me laisse pas…

Je jette la pièce de bois contre le mur, pousse le plateau contre un autre. Je voudrais frapper cette foutue boite, en tirer un peu d’espoir ou m'abîmer les mains suffisamment pour que la souffrance change, ne soit plus cette douleur sourde qui me ronge.
Au lieu de cela, ma voix brisée entonne, lasse, les premières notes d'une chanson. Dire que j'avais enfin l'impression que les astres s'alignaient. C'était comme si toutes les amours de ma vie m'avaient menés ici, pour Almia, pour que je puisse à mon tour lui donner cet amour qu'elle méritait. Je chante, et mon cœur, percé, se vide lentement. Pourquoi fallait-il qu'elle m'échappe, qu'elle me laisse seul ici alors que sans elle ce monde n'a pas de sens ? Les minutes s'écoulent et les mots que je chante ne font même plus sens pour moi. Mes poumons se vident et se remplissent avec force pour tenter de finir le dernier refrain tandis que, misérable, je m'allonge par terre.

Avant toi c'était rien
Ou si peu que ma vie
Commença le matin
Du jour où je te vis.

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