Chapitre 27 ~ What makes this fragile world go ‘round ?
C'est étrange, se dit-elle. Voilà quelques nuits qu'on ne l'entend plus, ce voisin.
— Chéri ? Tu sais ce qu'est devenu le voisin du dessus ?
Son mari lève la tête vers elle. Il n'est plus tout jeune quand même. Et elle non plus, d'ailleurs. Soixante-dix ans et bien ridés.
— Ce petit jeune, là ? lui répond-il.
— Oui, le petit Merlioz. Tu sais, celui qui travaillait ici et qui a fini par y emménager.
— C'est vrai qu'on dort bien depuis quelque temps. Il faisait un de ces boucans, impossible d'être tranquilles. De notre temps, on ne parlait pas aussi fort à deux heures du matin. Et puis il ne vivait pas seul ?
— C'est pour ça que je m'inquiète. Il n'est pas sorti de chez lui depuis des jours.
— Attends. Tu t'inquiètes vraiment pour ce gosse ? Jeannine, tu ne le connais pas, il n'a jamais rien fait pour toi. Je sais que tu as toujours été gentille, mais je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose. Tu sais à quel point il est étrange, à parler seul la nuit, à se battre contre le vide, à casser des objets à des heures impossibles, à partir pendant des jours et à revenir avec une tête à faire peur. Je le sens pas.
Un ange passe.
— J'ai été toquer à sa porte, hier. Pour savoir comment il allait. Je n'ai pas eu de réponse.
— Sérieusement ? Eh bien, tant mieux, moi je dis.
Il a toujours été comme ça. Très protecteur. Trop. Ce qu'il ignore est que, si, elle le connaissait. Elle était sa bêta-lectrice. Il lui faisait lire ce qu'il écrivait en avant-première, et, à sa petite échelle, elle l’aidait autant que possible. Au fond d’elle, elle sait qu'il lui est arrivé quelque chose, elle le sent. N'importe qui, après avoir lu les perles qu'il écrivait souvent, en sus de ses romans, ne pouvait que tomber amoureux de ses textes. Elle n'a jamais su pourquoi il les gardait pour lui. Il paraissait changé après le succès de son livre publié. Il avait peur que ces textes, beaucoup plus personnels, ne plaisent pas au public comme le voudrait sa nouvelle réputation. Néanmoins, avoir lu ce qu'il écrivait lui fait douter sur l'identité de la personne vivant au-dessus de son toit ces derniers temps.
— Je vais à la pharmacie acheter mes médicaments, tu veux quelque chose ? demande-t-elle à son mari.
Elle a besoin de prendre l'air. Il grommelle. Non, donc.
Une veste chaude sur les épaules, elle saisit son porte-monnaie et un sac en tissu cousu par ses vieux doigts.
Dehors, l'air est froid et un vent lui fouette le visage. Les immeubles, tous plus gris les uns que les autres, sont à ses yeux bien trop déprimants. Le ciel, dégagé, donne néanmoins une impression de pureté et d'harmonie. Paris est silencieuse, comme apaisée.
La pharmacienne l'accueille avec le sourire chaleureux qui lui est propre. Pendant qu'elle fouille ses étagères à la recherche de la boîte de cachets que Jeannine lui demande, elle lance la conversation :
— Franchement, de nos jours, pharmacienne c'est plus ce que c'était. L'autre jour, encore, il y a un jeune, sûrement un drogué, qui s'est pointé avec la main en sang. Il m'a demandée une bande Velpeau. Je lui ai proposé d'aller à l'hôpital, même de l'y emmener. Il m'a dévisagée avec une de ces flammes dans le regard... J'ai blanchi comme si j'étais tombée sur de la craie. Il a pris la bande et est parti aussitôt.
— Ah, vraiment, ces jeunes. Dix-huit ans et ils se croient tout permis.
— Pas qu'à dix-huit ans… celui-là en avait bien trente et ce n'est pas ce qui avait l’air de le gêner.
Jeanine se fige, mais tente de conserver une apparence détendue. Un mauvais pressentiment lui saisit la gorge, mais elle tente de se rassurer.
— Tu connais son nom ?
— Oui, bien sûr ! Il s'appelait… attends… je l'ai sur le bout de la langue, bon sang !
— Merlioz ? Sam Merlioz ?
— Tu m'étonneras toujours ! C'est exactement ça. Tu connais des drogués, toi ? En plus, il puait la bière et la clope.
Oh non. Mon petit.
— Il faut que j'y aille, tu m'excuseras ma belle, dit-elle précipitamment en saisissant la boîte en carton.
Dans la rue, elle marche aussi vite que possible, mais ses jambes ne se sentent pas aussi jeunes que son esprit. Les marches de l'escalier ne lui ont jamais paru si grandes et si nombreuses. Une fois arrivée au dernier étage, elle tambourine comme une folle contre la porte de son voisin.
— Sam ! Je t'en prie ! Ouvre la porte ! Réponds ! Dis-moi que tu es là ! Que tu m’entends !
Rien.
— Sam ! C'est moi ! C'est Jeannine !
Le silence lui fait écho.
— S'il te plaît, ouvre-moi ! Ne me laisse pas là ! Je m'inquiète pour toi, tu sais.
Une porte s'ouvre et un inconnu sort sur le palier.
— Madame, je vous prierais de ne pas faire tout ce bruit, lui dit une voix de quadragénaire, pimpante à souhait.
— Dans ce studio se trouve un jeune homme qui ne répond pas depuis des jours. La dernière fois qu'il a été vu, il était blessé et dans un état moral douteux. Appelez quelqu'un plutôt que de vous mêler de ce que vous ignorez, lui siffle-t-elle entre ses dents, sa voix brisée par le stress.
Alerté par le bruit, son mari ne tarde pas à monter les rejoindre en même temps que les autorités. Il la serre dans ses bras, mais elle ne peut s'empêcher de fixer la porte de Sam. Un jeune homme en uniforme lui pose des questions. Plusieurs fois, on lui demande d'affirmer la présence de l'écrivain derrière cette porte. Les questions fusant de toute part, ses pensées s'emmêlent et elle perd ses moyens. Très vite, elle n'est capable que de bafouiller qu'il faut aller le chercher.
Roger, son mari, ne cesse de lui rappeler qu'il est et sera toujours là pour elle, tout en la sermonnant. Il lui demande dans quels draps elle s’est fourrée. Elle tente de lui expliquer ce qui fait de Sam un être si extraordinaire, et ce qui l'empêche de le laisser peut-être mourir dans cette pièce, un mur entre eux. En milieu d'après-midi, les secours se décident à forcer la porte. Le bois craque en cédant. Une odeur de cigarette et de relents d'alcool parvient à leurs narines avant qu’ils ne pénètrent dans la pièce. Elle retient sa respiration et se lance à leur suite, espérant sauver ce jeune homme pour qui elle avait tant de sympathie.
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