1.1
Yo Rin Temehn n’était pas né sous les fers et ne comptait pas mourir avant d’avoir brisé ses chaînes ou étranglé ses mestres avec.
Issu de haute noblesse, il en conservait la fierté et la morgue malgré le sort qui voulut qu’enfant, il devînt successivement orphelin, roturier, esclave, puis père. Huit ans plus tard, sa vie itinérante le ramenait à Soun-Ko où sa fille était née.
Lui avait vu le jour plus à l’est du pays, à Haye-Nan. Longtemps, il n’avait connu du monde que cette capitale haute et opulente. Aussi, sa mémoire lui parlait moins de Soun-Ko, de son élégance sévère, de ses rues en escalier et des lampions colorés qui l’éclairaient par-dessous les auvents… Montés sur estrades, ceinturés de coursives et jalonnés d’avant-toits courbes, ses édifices de bambou, de pierre et de tradition, traversaient les âges sans trahir d’autres signes d’usure que l’affaissement de quelques sous-poutres, noircies comme le reste par l’injure du temps.
Soun-Ko s’articulait autour d’un temple haut de plusieurs dizaines de mètres, de la vaste place qui l’entourait et de trois grandes avenues piquées de cerisiers qui desservaient toutes les strates de la ville. Avec la permission des autorités locales, l’Héliaque s’était implanté à la croisée de ces points stratégiques pour environ deux décans.
Non loin, à l’orée d’une bambouseraie, les travaux de minéralisation d’une friche avaient été suspendus pour permettre aux forains de monter leur camp. Le soleil d’automne y jetait tôt ses rayons pâles, ce qui ne manquait jamais d’arracher une plainte aux adeptes de la grasse matinée. Rin, lui, comptait parmi ceux dont le sommeil était toujours agité et pour qui l’heure du lever tombait rarement mal.
Au sein de l’Héliaque, il officiait au poste de maître de manège en plus d’animer la foire régulièrement. Cela lui conférait une sorte de petite célébrité à l’échelle de la troupe et de leur public. Par association, sa fille Yue se hissait aisément à un rang analogue. Tous ceux de l’Empire Réel qui connaissaient leur compagnie connaissaient leurs visages.
Yue excellait à son métier d’acrobate équestre, mais attirait surtout l’attention par son physique. Ses cheveux, ses cils, ses sourcils, n’étaient point roux comme l’avaient été ceux de sa mère, ni noirs l’étaient comme ceux de son père, mais blancs. Blancs de neige. Quant à ses yeux, Yue en possédait un noir – le droit – et un gris – le gauche.
— Un monstre ! crachait Amerkant à qui voulait l’entendre. La rejetonne de cette putain fabuleuse ne peut pas être humaine.
Il l’avait prise en grippe depuis que, dans des circonstances dont il gardait jalousement le secret, Yue l’avait mordu jusqu’au sang. Avant cela, pourtant, il aurait vanté sa beauté à n’importe qui. Car vrai, quoi qu’étrange, peut-être même parce qu’étrange, Yue était jolie.
Ses contours formaient un dessin harmonieux, associant les lignes douces et amples du nez sa mère aux fines paupières étirées de son père. Au croisement des deux, elle souriait par de larges lèvres retroussées, roses, et levait un menton fier. Toute la vivacité et l’éclat qui seyaient à l’enfance lui habillaient le regard. Au surplus, encore que sa peau ne colorât jamais au soleil, elle avait le teint animé et lumineux.
L’association singulière de ces traits auréolait toute sa personne d’un halo de mystère qui émerveillait ses spectateurs et effrayait ses pairs ; tous la croyaient malade, victime d’un arcane ou dotée de magie fabuleuse.
— Moi, je crois que je suis fabuleuse, confia-t-elle ce jour à Rin.
— Vraiment ?
— Oui ! Enfin, j’aimerais bien.
— Non, je t’assure que tu n’aimerais pas.
— Mais si ! Si j’étais vraiment fabuleuse, je pourrais passer plus de temps avec toi et même jouer avec Strega et les autres !
— Tu n’as rien de plus déraisonnable à souhaiter ?
— Pourquoi, déraisonnable ? feignit-elle d’ignorer.
Yue craignait trop peu la magie pour son propre bien. Ses idées inquiétaient quotidiennement son père.
— Je ne vais pas te le répéter tous les jours, Dragon. Jouer avec des chimères, c’est dangereux pour les petites filles.
— Oui, mais les petites filles fabuleuses ?
— Tu n’es pas fabuleuse.
— Alors, je suis malade ?
Juchée sur les épaules de son père, elle se pencha tant que la masse cotonneuse de ses cheveux vint ombrer le visage de Rin.
— Tu as l’impression d’être malade ? l’interrogea-t-il.
— Non, je crois pas.
— Alors, tu ne l’es pas.
— Oui, mais si j’ai l’impression d’être fabuleuse ?
— Ce que tu peux être obstinée !
— Qu’est-ce que ça veut dire, obstinée ?
— Que tu embêtes ton vieux père.
Il écarta la tignasse de sa fille pour recouvrer la vue. Campée devant lui, Célestine lui barrait alors le chemin, un sourire gentiment moqueur aux lèvres.
— Écoutez ce jeune arrogant parler de vieillesse, le railla-t-elle.
Rin se fendit d’un rictus qui souligna le caractère juvénile de son visage.
— J’ai une vieille âme, défendit-il.
— Célestine ! interrompit Yue. Est-ce que tu crois que je peux être fabuleuse ?
— J’en doute, mais je confirme que tu es obstinée. Cela dit, pour ta défense, tu as de qui tenir. Au risque de vous contrarier tous les deux, je vous rappelle que nous avons du travail, ce matin.
Instinctivement, Yue raffermit l’étreinte de ses jambes autour du cou de son père. Plus résigné qu’elle, Rin lui fit mettre pied à terre.
— Les mestres reçoivent de la visite ? devina-t-il.
Célestine avait soigneusement pommadé ses amples boucles brunes et oint sa peau d’huile précieuse. De surcroît, elle portait sa longue robe jade et or, celle qui lui donnait l’air d’une mestresse qessaranne.
— Un collectionneur vient d’arriver au cirque pour marchander avec Makara, lui apprit-elle. Seigneur venu d’Izie, à ce que j’ai compris. Je leur ai servi le thé. D’ici une heure, ils voudront visiter la ménagerie alors lave-toi et habille-toi, ton mestre aura besoin que tu sois présentable.
Rin se renfrogna.
— À quoi s’intéresse cet Izich, aux bestiaux ou aux esclaves ?
— Rassure-toi, il est ici pour vendre.
— Makara veut-il acheter ou troquer ?
— Il veut conclure. Ne me demande pas comment, je l’ignore.
— Et que vend l’Izich ?
— Il t’en faut, des renseignements, pour un homme à qui on ne demande que de se changer ! Viens par ici, Yue. Nous allons t’habiller aussi. Tu dois être costumée pour ta répétition d’aujourd’hui.
— Je suis obligée ? rechigna-t-elle.
— Certainement. Et je te demande de perdre la vilaine habitude de discuter les ordres. Cela pourrait t’attirer du mal.
Rin roula nonchalamment des yeux et s’accroupit à hauteur de Yue pour lui donner une leçon profitable de son cru :
— Tu as ma permission pour le mordre si ce seigneur Izich essaie de te toucher.
Père et fille échangèrent un sourire complice sous le regard affligé de Célestine, qui résolut de ne plus dispenser ses bons conseils à Yue qu’en l’absence de son père.
Annotations