1.2
Les forains logeaient sous de larges tentes écrues. Leur camp meublait l’arrière-place ; celle par laquelle les moines et les horticulteurs accédaient à la bambouseraie. Ce bout de nature regorgeait de présence animale. Les renards y vivaient en nombre considérable. Quelques chanceux pouvaient parfois y rencontrer des kumiho, tel que celui dont la fourrure navel aux neuf queues vulpines habillait le sol de Léopold Makara.
Collectionneur de son état, le seigneur Obsolom d’Izie se montra sensible à ce détail de décoration.
— Joli, concéda-t-il. Un peu commun, peut-être. Je pensais qu’un homme au nom aussi illustre que le vôtre aurait au moins une peau de manticore en tapis.
— Vous me flattez, prétendit Makara. Hélas, je ne peux me permettre de dépecer que des chimères bien ordinaires.
— Ne soyez pas si modeste, Monsieur le baron.
L’Izich souleva sa tasse de thé d’une main tremblante. À grand-peine, il porta la porcelaine humide à ses lèvres sèches. S’ensuivit un concert de sons gutturaux terminé par une quinte de toux grasse.
— Tout va bien ? s’enquit Makara plus répugné qu’inquiet.
— Cela va, cela va… haleta l’ancêtre. Je me demandais, cependant… Avez-vous des enfants ?
— Non.
— Aimeriez-vous en avoir ?
— Le devrais-je ?
Un rire fit trembler Obsolom de tout son long ; lent et pénible qui ne s’essoufflait que pour mieux repartir, encore et encore.
— Il suffit ! s’impatienta Makara.
Obsolom reprit progressivement son souffle et sa gravité grimaçante.
— Vous manquez cruellement d’humour pour un homme de votre âge, déplora-t-il.
— Je me brosse de ce que vous pensez de moi, de mon nom ou de ma prétention à le transmettre. Votre prix ! Je ne vous demande que cela. Combien pour votre sale bête ?
— J’ai passé ma vie entière à chercher cette sale bête, Monsieur le baron. J’y ai perdu ma femme. J’y ai perdu mes deux fils. J’y ai aussi perdu ma jeunesse. Personne en cette Réalité n’a plus rien à m’offrir et je ne suis pas assez sénile pour ignorer que mon temps de misère touche à sa fin. Vous aurez ce monstre, non pas parce que je veux quelque chose de vous, mais parce que je veux que vous l’ayez. Votre Héliaque, j’entends. Je ne pose qu’une condition.
— Laquelle ? se méfia Makara.
— Je veux que vous le mettiez sur le devant de votre scène. Dès demain soir. Après cette représentation, je me contenterai de la promesse que vous le garderez en vie. Contre cela, il est à vous.
Léopold se dérida. Il alla jusqu’à esquisser un sourire.
— Je vois clair dans votre jeu, Obsolom, se vanta-t-il. Mais ne vous effrayez pas de ma clairvoyance. Nous pouvons certainement nous entendre.
☼
— Yue ! gronda Célestine. Pour la énième fois, ne t’approche pas de ce poêle ! Tu vas te brûler.
— Non, regarde, le feu s’est endormi.
— Le… quoi ?
Célestine écarta la petite fille du cylindre métallique et contempla la flamme à travers la grille. Le feu dormait bel et bien. Plutôt, il s’était statufié. La flamme immobile paraissait peinte sur la Réalité. Célestine déglutit.
— Va mettre tes chaussures, ordonna-t-elle à Yue. Ne t’occupe pas ça.
Yue obtempéra, prenant garde à marcher sur le tapis pour ne pas gâter ses chaussettes. Elle enfonça les pieds dans ses bottes, puis alla s’asseoir au bord du lit pour les attacher, près de Katina. Celle-ci donnait le sein à son nouveau-né, sans beaucoup se soucier de l’agitation que Célestine et Yue créaient sous sa tente. À son tour, pourtant, elle se laissa interpeller par le poêle.
— Problème de chauffage ? supposa-t-elle en voyant Célestine prostrée devant. J’ai eu ce vieux machin pour une bouché de pain, j’s’rais pas étonnée.
— Ce n’est presque rien, prétendit Célestine. J’y jetterai un œil plus tard, ce sera réparé en un rien de temps.
— Tu peux réparer du feu ? s’émerveilla Yue tandis qu’elle nouait négligemment ses lacets.
— Fais donc attention à ce que tu fais, soupira Célestine en prenant le relais.
Une fois les nœuds corrigés, elle invita Yue à se lever pour contempler son œuvre. Son habit de cavalière lui seyait, ne présentait aucun accroc ; son visage était propre, sa coiffure solide. Du doigt, Célestine redessina une énième fois la courbe des cheveux qui lui bordaient le front.
— Tu es parfaite, se félicita-t-elle.
— N’oublie pas de lui remettre sa marque, rappela Katina. Rin m’a fait une scène effroyable la dernière fois que j’ai oublié.
Célestine récupéra le bijou dans le petit écrin posé près d’elle tout en dardant un regard perplexe à son amie.
— Rin t’a fait une scène pour une marque ? s’étonna-t-elle. Pourtant, je l’imagine mal encourager sa fille à afficher son état d’esclave.
Ce disant, elle referma le petit pendant à l’anthélix de l’oreille droite de Yue.
— Yue s’était faite punir par Mestre Makara pour ne pas l’avoir portée un jour de foire, expliqua Katina. Il avait même menacé de faire fondre l’attache sur son oreille pour qu’elle ne puisse plus le retirer. Quel tordu c’ui-là, pesta-t-elle en frictionnant sa propre oreille.
— La pratique n’est pas de son invention, le détrompa Célestine. Historiquement, c’était la norme en Terres Connues. Je crois que la marque de Rin est scellée de cette façon.
— J’ai jamais fait attention, avoua Katina. Oh, la répétition de la petite commence dans cinq minutes. Faut qu’elle se dépêche.
— Tu as entendu ? renchéri Célestine. Va. Tu es prête.
— Je peux aller faire du manège avant la répétition ? supplia Yue. Cinq minutes, c’est beaucoup, non ?
Célestine fit claquer sa langue.
— Tu connais la réponse. Thomen se fâche quand tu es en retard. Tu veux être punie ?
La petite fille prit une inspiration profonde et poussa un long soupir.
— De grâce, ne fais pas l’enfant.
— Je suis une enfant, rappela-t-elle.
— Oui, et capricieuse, de surcroît. Tu auras tout le temps de t’amuser ce soir et même de jouer avec Isaac, si tu veux. Mais pour l’instant, je veux que tu coures au chapiteau. C’est bien compris ?
Digne fille de son père, Yue souffla en guise d’au revoir et merci, puis s’esquiva. Après qu’elle eût passé l’ouverture, le silence s’appesantit sous la tente devenue trop grande pour les deux amies et le poupon somnolant. D’un même mouvement, elles reconsidérèrent le poêle litigieux.
— Alors ? reprit Katina. Qu’est-ce qui se passe avec le poêle, en vrai ? Je dois avoir peur ?
— Pas du tout. Ce… Ce n’est qu’un caprice du feu.
Appuyant son petit doigt contre ses lèvres, Célestine siffla doucement en direction de la perturbation. Peu à peu, le feu se ranima, puis faiblit jusqu’à s’éteindre. Célestine se força à sourire malgré le scepticisme que persistait à afficher Katina.
— Tu vois ? Rien d’insurmontable ! Je vais voir si les mestres ont encore besoin de moi. À plus tard.
Elle quitta son amie sans lui laisser le temps d’une réplique tandis que les sueurs froides de l’angoisse lui lacéraient le dos.
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