3.2
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— Je dis que j’les ai vus comme j’vous vois ! s’époumonait Samoil d’une voix avinée. Ils étaient trois et… Non, quatre ! Ils étaient quatre !
Debout sur une caisse bancale qui lui servait d’estrade, l’orateur chancelait, chope à la main.
— Leur chef était immense ! jurait-il. Il avait des yeux comme des soleils ! Et pis des gantelets d’or tout pointus !
Les rires et les quolibets fusaient autour du conteur dont les vociférations avaient ameuté la troupe. N’écoutant que son ivresse, il continuait :
— Une bête marchait avec eux ! Noire comme la mort ! Pis y’avait une huldra ! Elle avait des cheveux qui la couvraient toute entière et une queue de r’nard !
Il ponctua sa réplique d’un coup de talon mal placé qui provoqua sa chute. Cela ne l’empêcha pas de crier de plus belle :
— J’les ai vus, j’vous dis !
Thomen – malgré ses soixante ans et sa jambe estropiée – eut assez de cœur et de poigne pour se détacher de la foule et se trainer jusqu’à l’ivrogne pour le relever.
— Ma foi, s’ils ne viennent qu’à quatre, ils ne risquent pas de nous faire grand mal, observa l’ex-cavalier. Assez, l’ami, il faut te reprendre ! Tu imagines si Amerkant ou Makara te voyait ?
Fatalement, l’allusion aux mestres doucha l’enthousiasme général et dispersa promptement la foule.
— Quelle histoire… soupira Katina.
Célestine, arrivée trop tard pour entendre l’intégralité de ladite histoire, demanda à se la faire rapporter.
— Bah. Samoil marchait dans la bambouseraie, tantôt. Elle n’est pas vaste, allez ! Mais il a réussi à s’y perdre. J’imagine qu’il avait déjà trop bu… Pour résumer, il y a croisé la route d’une bande de badauds un peu excentriques et il est persuadé que c’étaient des chimères humaines.
Le cœur de Célestine battit un coup féroce.
— Des fabuleux ? reformula-t-elle.
— Rien de moins. Dotés de magie, versés en arcanes et tout le bazar.
— Nous sommes en territoire conquis. Des fabuleux se promèneraient en liberté dans une ville comme Soun-Ko ?
— Bien sûr que non ! On parle des divagations d’un ivrogne, pas d’une histoire vraie.
— Célestine, Katina…
Les deux femmes se tournèrent vers Rin qui leur arrivait d’un pas chancelant. Son visage était empreint d’une sorte de fatigue qui le vieillissait de dix ans. Sa chemise lui collait entièrement à la peau par la sueur et, par endroit, le sang.
— Je vais chercher Boya pour te recoudre et te panser, décida Katina. Tu connais la chanson, ça va être pénible, mais il ne faut pas que tes plaies s’infectent.
Joignant le geste à la parole, elle s’en fut vers sa tente, laissant Célestine seule et désarçonnée face à l’écorché à qui elle ne trouvait rien de réconfortant à dire. Heureusement pour elle, il orienta le dialogue :
— Est-ce que tu sais où est Dragon ?
— Oui, affirma-t-elle, ravie de pouvoir le rassurer. Elle se repose chez moi. Je l’y ai laissée avec Isaac et…
— Je reviens de ta tente et elle n’y était pas, la coupa-t-il. Personne n’y était.
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Déjà, la lumière du jour jaunissait. Le gong du temple, assourdissant jusque dans ses échos, sonnait quatre heures. La surface des plans d’eau qui jalonnaient la bambouseraie frémissait à chaque itération. Yue examinait son reflet trouble dans l’eau, emmitouflée dans une cape trop grande empruntée à son père. Assis près d’elle, Isaac mettait la touche finale à une couronne de feuilles automnales.
— Voilà ! s’exclama-t-il en la brandissant en l’air. Tu veux l’essayer ?
La petite fille hocha la tête en signe d’assentiment. Isaac s’empressa de la coiffer de son présent, prenant soin d’arranger ses cheveux de façon à ce que le bijou se maintînt élégamment sur sa tête. Il était extrêmement dextre pour un enfant de sept ans et, conscient de l’être, il s’écria :
— T’es vraiment jolie, comme ça !
Yue esquissa un sourire.
— Merci, Isaac.
Sa voix parut venir de très loin. Trop, pour qu’Isaac pût vraiment comprendre ce qu’elle exprimait. L’humeur maussade de Yue commençait à venir à bout de sa bonne volonté.
— Pourquoi est-ce que tu boudes ? l’interrogea-t-il en se blottissant contre elle. C’est à cause du garçon de tout à l’heure ? Vous êtes fâché, tous les deux ?
Elle s’assura une énième fois qu’elle avait semé son nouvel ennemi, que sa silhouette ne se cachait nulle part dans l’opacité du brouillard.
— Oublie-le, l’enjoignit-elle. Il est stupide.
Au réveil, le premier réflexe de Yue avait été de s’éloigner du nobliau, celui d’Isaac, de la suivre ; il avait pour elle l’attachement le plus tendre, l’admiration la plus fervente et la confiance la plus aveugle.
— Tu ne crois pas qu’on devrait rentrer ? lui suggéra-t-il en dépit de tout. Il est tard. Et on n’a pas le droit de s’éloigner du camp.
Yue ne réagit pas.
— Dragon ? insista Isaac.
— J’ai pas envie, refusa-t-elle.
— Pourquoi ?
— Parce que.
La joue d’Isaac s’appesantit sur son épaule. Ses boucles brunes vinrent se noyer à la cascade blanche des cheveux de Yue. Elle frémit lorsque les mèches entremêlées lui effleurèrent le cou.
— Est-ce qu’on va rester ici pour toujours, alors ? craignit-il.
Lorsqu’il s’adressait à Yue, qu’il considérait comme sa sœur aînée, Isaac ne pensait jamais à elle que comme une entité indissociable de la sienne. Il se mettait toujours de moitié dans ses projets, quels qu’ils fussent. Aussi, Yue s’était toujours efforcée d’être raisonnable pour deux. Cette fois-ci, elle ne le put pas.
Yue ne se sentait pas de force à agir sensément ou sagement. Pas en présence de Benabard. Elle n’était pas non plus prête à revoir son père après qu’il fut puni à cause d’elle. L’idée de fuir indéfiniment ces deux individus lui paraissait meilleure.
— Tu veux voir un arcane ? lui proposa inopinément Isaac.
Piquée de curiosité, elle perdit brusquement le fil de ses préoccupations.
— Un vrai ? s’enthousiasma-t-elle. Avec de la magie ?
Isaac se leva. D’un geste grandiloquant, il écarta les longs pans de sa cape en une révérence, s’offrant à la morsure du froid. Un frisson le parcourut. L’émeraude de ses prunelles disparut derrière ses paupières plissées. Yue éclata d’un petit rire coupable. Sans se vexer, Isaac reprit sa prestation.
— Attention, je vais compter jusqu’à trois, puis disparaître ! annonça-t-il.
— Oh, réagit la spectatrice feignant d’être impressionnée.
— Prête ? Un… Deux…
La petite fille retint son souffle, les yeux grands ouverts.
— Trois ! cria-t-elle en même temps que le prétendu arcaniste.
Un courant d’air souffla. Une branche craqua sous le pas d’un renard qui furetait par un terrier. Isaac, lui, était toujours planté devant sa sœur.
Gêné, il se mordilla la lippe.
— Ça marche mieux si tu ne me regardes pas, marmonna-t-il.
— D’accord, consentit Yue.
Elle ferma les yeux, puis les recouvrit de ses mains pour les avoir plus hermétiquement clos. Ensemble, ils reprirent :
— Un, deux, trois !
Yue laissa flotter quelques secondes supplémentaires pour laisser à Isaac le temps de préparer son attrape. Lorsqu’elle releva la tête, riant par avance, Isaac avait bien disparu.
— Bravo ! applaudit-elle. C’était un super arcane, pas du tout magique !
Sautant sur ses jambes, elle entreprit de chercher le petit garçon entre les tiges et les fourrés les plus proches.
— Trouvé ! déclarait-elle toujours trop tôt.
Après trois ou quatre fausses victoires, le jeu ne l’amusait déjà plus. Pire, il l’angoissait. Elle tourna cinq bonnes minutes en rond avant d’élargir son périmètre de recherche de plusieurs dizaines de mètres. Elle alla jusqu’à chatouiller la surface des étangs en se demandant si Isaac n’y était pas tombé.
— T’as gagné, d’accord ? abdiqua-t-elle. C’était un super tour de vraie magie ! Reviens, maintenant !
Il lui semblait que l’air et la lumière se raréfiaient autour d’elle.
— Isaac ! cria-elle d’une voix haletante. Isaac, tu…
Prise de vertige, elle tomba à genoux, porta une main froide et terreuse à ses joues brûlantes, chassa une mèche de son visage, se tritura nerveusement les cheveux… La couronne de feuilles n’était plus sur sa tête. Avait-elle pu tomber sans qu’elle ne s’en fût rendue compte ? Son cœur battit si fort qu’elle en eut le souffle coupé.
Un bruit : celui d’un tapis automnal foulé au pied.
Yue leva les yeux, tourna la tête. Son regard se posa sur une bête immense, noire, aux dents longues et pointues comme des surins. Derrière le fauve se tenait une femme décharnée. Pour tout vêtement, elle avait une longue chevelure rousse striée d’argent et une pièce de soie ancienne, la couvrant du bassin aux chevilles.
— Bonjour, chantonna-t-elle d’une voix sans âge. D’où viens-tu, enfant ?
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