5.4
Léopold Makara n’était pas homme à tolérer qu’on bafouât publiquement son autorité mais, pour son malheur, il avait une sœur puînée qui n’avait pas de plus grand plaisir dans la vie.
— Eh bien, s’acharna-t-elle, tu n’es pas content de me voir ?
Elle lui brandissait sous le nez sa pomme d’amour entamée, autant dire qu’elle lui déclarait la guerre.
— Je ne le suis pas, confirma-t-il. Pour cause, je ne sais ni ce que tu viens faire ici ni pourquoi tu t’obstines à ne jamais annoncer tes visites.
— Fais-moi donc la morale, toi qui ne réponds jamais à mes lettres. Tu n’es même pas venu au grand bal que j’ai donné cet été. Cela m’a peinée.
— Est-ce pour cette raison que tu m’imposes ta présence aujourd’hui et celle de ton fils depuis hier ?
Léopold posa l’œil sur Benabard qui rougit violemment.
— Nous sommes sincèrement désolés, s’excusa Hiram. Nous pensions…
— Ne t’écrase pas devant lui, l’arrêta son épouse. Cela le fait gonfler d’orgueil.
— Cesse de me manquer de respect, Mily.
— Moi, te manquer de respect ? Je n’oserais pas, Léo.
Dans leur bouche, ces aimables diminutifs avaient valeur d’insultes.
— J’ai pensé te faire plaisir en te donnant une chance de voir ton neveu, reprit Mildred. J’ai surestimé ton cœur, je crois.
— Absolument. Je me moque éperdument de ta progéniture. Si tu as quelque chose de réellement important à dire, presse-toi.
— Inutile de cracher tant de venin. Mais si tu veux tout savoir, je pars vivre au Jerada dans trois jours. Définitivement. Tante Adelpha m’accompagne pour quelques lunes.
— Tu as la permission d’Archibald ?
— Je ne compte pas la lui demander.
Léopold s’était attendu à bien des inepties, mais à rien d’aussi extraordinairement absurde.
— Tu joues un jeu dangereux, j’espère que tu le sais.
— Les temps sont durs. Les terres impériales sont sans arrêts dans le trouble. Je préfère risquer la colère des nôtres que la folie des autres.
— Mily, tu es une Makara. Tu as une milice privée à disposition et si cela ne suffisait pas, tu as même le droit de demander l’asile au palais de l’Empereur.
— Je ne veux pas de ce genre de vie ! Je suis une femme mariée, j’ai un fils, et je mérite la paix autant que je mérite le bonheur. Crois-tu que me faire dame de compagnie de quelque stupide princesse puisse me rendre heureuse ?
— Attention à ce que tu dis.
— Au lieu de surveiller ma bouche, surveille tes arrières. Ces dernières lunes, des dizaines de collectionneurs de renom ont été volés, assassinés ou victimes d’arcanes. À ce qu’on dit, certains se sont même tout simplement évaporés du jour au lendemain ? d’abord au Menèg, puis en Izie… La Li-Horie pourrait être touchée bientôt, au même titre que le Leum. Ta baronnie, ta collection privée, tu y penses ?
— La justice impériale a déjà été saisie par rapport aux incidents dont tu parles. Tu te crois plus en sécurité sur les routes et par-delà nos frontières que dans une des villes les mieux gardées du continent ? Personne ne peut plus passer les murailles de Soun-Ko sans répondre cent fois de ce qu’il vient y faire. J’en sais quelque chose : j’ai dû affronter le pire des formalités administratives pour obtenir le droit d’y lever le chapiteau trois décans. Mes propres hommes seront bientôt sur place.
— Soit. Grand bien t’en fasse. Je t’écrirais pour te narguer s’il t’arrive malheur malgré tout. Benabard, dites au revoir à votre oncle.
Son fils tarda à réagir. Il venait de remarquer la présence de Yue sous l’édifice de toile. Tous deux s’observaient à travers un brouillard de sentiments contradictoires : colère, rancune, curiosité, confusion…
— Benabard !
— Pardon, Mère, vous disiez ?
— Saluez votre oncle. Nous partons.
Il s’exécuta sobrement. Son père fit de même, l’expression d’une gêne visible contractée sur le visage. Mildred cracha au revoir du bout des lèvres avant de pousser sa famille vers la sortie.
— Sacré numéro, ta sœur, commenta Amerkant.
— Reprenons le travail et oublie-la, intima son associé.
— Tu sais, elle n’a peut-être pas totalement tort. Tu ne crois pas que nous devrions prendre des mesures pour éviter les mauvaises surprises ?
— Occupe-toi de ton tableau, Joseph. Le reste me regarde.
Annotations