7.2

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Par pure nostalgie ou par un savant mélange de cupidité et d’orgueil, il arrivait à Léopold Makara de ressortir son fusil d’argent – distinction discernée aux officiers supérieurs de Sainte-Légende – pour le manipuler comme autrefois : le charger, l’épauler, contempler le monde à travers son viseur, tirer lorsque cela était possible…

Il époussetait sa précieuse arme en préparation d’un tel rituel lorsque Célestine entra dans son pavillon, flanquée de deux moines en robes blanches, rasés comme le voulait la règle de leur Ordre. Les tatouages qui recouvraient le crâne du plus vieux témoignaient d’un statut élevé dans la hiérarchie monastique.

— Un problème ? supposa Léopold.

— Navrée de vous déranger, Mestre, s’excusa Célestine. Le Sage Ho Dan et son disciple viennent du temple voisin avec une requête à vous soumettre.

— Est-ce important ?

— Important, oui, soutint gravement le Sage. Vous savez peut-être qu’une chimère non-identifiée a été aperçue à plusieurs reprises dans notre réserve.

— J’ai eu vent de certaines rumeurs, admit Makara. En quoi cela me concerne-t-il ?

— Ces rumeurs sont on ne peut plus fondées, Mestre. Mon disciple ici présent fait partie des témoins. Il dit avoir vu rôder un grand fauve chimérique près de votre camp. Jusqu’à peu, nous étions persuadés qu’il s’agissait d’une bête de votre ménagerie. En dépit de ce que vos employés nous ont assuré, nous nous devions de vous poser la question, vous qui êtes en charge. Consentez-vous à nous laisser parcourir le bestiaire de votre compagnie, voir si nous y reconnaissons le monstre ?

— Si ce n’est que ça…

Makara déposa son fusil pour s’emparer d’un livre massif et dont la couverture était frappée du sceau doré de son illustre famille sur le fond bleu nuit.

— Pages 407 à 448, précisa-t-il. Le reste appartient à mes frères ou dépend de ma collection privée.

Les yeux du jeune moine s’arrondirent. Il articula maladroitement quelques mots en xe-en avant de redire sa pensée en signes :

Je suis impressionné. Vous devez être beaucoup de frères.

Makara sourit avec cynisme.

— Nous sommes nombreux, effectivement. Surtout depuis la lecture du testament de nos défunts parents.

La plaisanterie eut l’effet escompté ; celui de n’amuser que lui. Cependant, le Sage parcourait les pages du bestiaire sans se laisser distraire, examinant tour à tour chaque page de l’intervalle indiqué.

— Toutes les chimères de votre cirque y sont ?

— Certaines sont à mon associé, vous trouverez une copie de ses actes de propriété serrée dans la reliure, à la fin de l’album. Quant à la permission d’entrer dans la ville de chacune d’elles, elles sont au même endroit.

— Effectivement, je crois que tout est en règle. Vous venez d’acquérir celle-ci ?

Il montrait la première double page de recensement du dragonneau dont les illustrations détaillées n’étaient encore qu’épinglées.

— Un bienfaiteur en a fait don à la compagnie, compléta Makara.

— Collectionneur aussi ? devina le vieux moine. A-t-il fait entrer d’autres chimères à Soun-Ko ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, mais une autorité compétente devrait pouvoir vous répondre. L’un dans l’autre, si la chimère qui vous intéresse n’a causé aucun dégât après plusieurs jours à errer dans les environs, il faut en conclure que son propriétaire en a le contrôle et qu’il n’est pas mal intentionné. Vous ne devriez pas vous inquiéter.

— Mestre Makara, marmonna l’ancien l’air embarrassé, nous ne sommes pas à la capitale, ici. Très peu de personnes possèdent des chimères ou des esclaves fabuleux dans notre ville. Les collectionneurs de Soun-Ko se comptent sur les doigts d’une main. Tant que nous ne connaissons pas la provenance exacte de celle que nous avons vu, nous nous devons explorer toutes les pistes pour en référer aux instances impériales. Ce dont nous parlons est très grave !

— Certainement. Si vous alliez en parler à quelqu’un d’autre ? Je suis occupé.

D’une main défiante, le bestiaire fut rendu à son propriétaire et les deux religieux se retirèrent après les courbettes d’usage. Célestine seule ne bougea pas. Makara reprit place dans son fauteuil.

— Y a-t-il autre chose ? s’impatienta-t-il.

— Sauf votre respect, Mestre Makara, je pense que vous devriez prendre cette situation au sérieux. Il n’y a pas une heure, je croyais aussi que le mystère de cette présence ne nous regardait pas vraiment, mais depuis que j’ai pris du recul, je pense que…

— Vraiment ? Vous pensez ? l’interrompit Léopold.

Célestine prit sur elle pour ne pas s’emporter.

— Mestre. Lorsque certaines énergies d’origine supranaturelle troublent l’atmosphère, les arcanes élémentaires ont tendance à forligner, celles du feu en particulier. Ce phénomène peut être provoqué par la formation d’arcanes spontanées ou structurées.

— Alors ?

— Alors nous vivons ce phénomène en ce moment même, et ce depuis hier. L’air que nous respirons n’est pas seulement traversé mais complètement saturé, pas par un arcane spontané mais du fait de quelqu’un. Je me suis renseignée sur l’état récent des flux de magie autour de la ville et, rien ne laisse entendre le contraire. La façon dont la magie de cet individu affecte le feu est une marque de distorsions, à en croire le Sage. C’est un art arcanique qui combine la manipulation de l’espace et du temps.

— Je sais e qu’est la distorsion, soupira Makara.

— Dans ce cas vous devriez être inquiet. Quelqu’un ou quelque chose de très puissant veut peut-être du mal à notre compagnie.

— Célestine, vous me faites penser à ma sœur. Je vous assure que ce n’est pas un compliment. Votre sollicitude me touche mais ne m’est d’aucune utilité. J’ai déjà mobilisé une garde armée pour me protéger corps et biens.

— Vous devriez au moins alerter formellement toute la compagnie et reporter le spectacle de ce soir le temps de se faire des certitudes plus rassurantes ?

— Inutile d’en venir à de telles extrémités. J’ai entendu vos recommandations, je vous prie de me laisser, à présent.

Ahurie par tant d’indifférence, Célestine peinait à réagir.

— Comme vous voudrez, finit-elle par répondre.

Elle quitta le pavillon d’un pas lourd, hanté. Ses sueurs froides redoublèrent à la morsure du vent. Que pouvait-elle faire ? S’en remettre au mestre ? Non. Agir elle-même ? Et contre qui ? Célestine savait à peine de quoi se méfier avant peu. Tout restait très flou dans son esprit.

Fuir ? Encore ?

Un an plus tôt, peut-être moins, elle n’aurait pas hésité à courir jusqu’à l’écurie, enfourcher son cheval et tourner avec le vent au triple galop. À ce jour, hélas, trop d’obstacles se dressaient sur sa route : le camp qu’elle avait fini par considérer comme sa maison, incarnation du répit dans une vie de course perpétuelle. Elle y avait des amis, des attaches, une place, des souvenirs d’une douceur exquise. Pouvait-elle tourner le dos à Katina après lui avoir juré que tout irait bien ? Lui avoir demandé d’étouffer son angoisse légitime ? Puis il y avait Rin, les yeux de Rin, la voix de Rin, le sourire de Rin…

— Tu causeras ma perte, jeune arrogant ! soupira-t-elle en arrivant devant le chapiteau.

Le brouillard et le déclin du jour noircissaient les rayures rouges de l’édifice de toile et l’éclat des projecteurs intérieurs commençait de traverser les blanches.

Un soldat gardait l’entrée des artistes : fait inhabituel. Célestine s’efforça de ne pas lui prêter plus d’attention que nécessaire en passant le seuil des coulisses.

Côté scène, le filage avait l’air de se dérouler sans accroc. Les rideaux mal tirés laissaient deviner Merric, debout au centre de la piste, lançant ses couteaux au péril de la vie d’un mannequin de paille attaché à une roue tournante. Célestine ne s’attarda pas sur ses prouesses et poursuivit sa recherche du maître de manège.

Elle le trouva en un recoin isolé de l’arrière-scène, aux mains d’une maquilleuse qui, tant bien que mal, essayait de camoufler les cernes toujours plus prononcés qui lui creusaient le visage.

— Je vais chercher plus de poudre, prétexta-t-elle pour s’éclipser en voyant arriver Célestine et son air grave.

Rin acquiesça mollement. Sitôt qu’ils furent seuls, Célestine s’approcha de façon à n’être entendue que de lui.

— Écoute, maître de manège, je vois bien que tu es épuisé, mais c’est important, d’accord ? Il faut qu’on s’en aille.

Rin se renfrogna.

— Comment, s’en aller ? Et qui, on ?

— Toi, moi, Yue et Isaac, même Strega, si tu veux ! Mais il faut y aller. Et peut-être dire à Katina et sa famille de partir de leur côté aussi mais, en tout cas il faut y aller.

— Je… pourquoi ?

Célestine soupira de frustration.

— Essaie de m’écouter, d’accord ? Le cirque risque à tout moment d’être pris pour cible par des individus extrêmement dangereux. Makara en est conscient, mais il s’en fiche, ou peut-être qu’il se croit en sécurité, mais ce n’est pas le cas. Nous sommes tous en danger, ici, et si on veut pouvoir partir, il faut qu’on s’organise dès maintenant, qu’on trouve un moment où personne ne te cherchera.

— Mais ce… C’est la première, ce soir, tout le monde me… et… pourquoi, en danger ?

Célestine aurait aimé pouvoir lui affirmer qu’en partant, ils fuiraient menace plus concrète qu’un mauvais pressentiment, un faisceau de probabilité ou l’inconséquence d’un mestre cupide. Cela valait-il la peine de l’embarquer, lui et son enfant, dans une vie de cavale ? Le doute la crispa.

— Je te l’expliquerai dès que j’en serai tout à fait sûre, promit-elle. Si je me trompe, je trouverai un moyen de me racheter, de tout arranger, j’y passerai des années s’il le faut… mais si j’ai raison et qu’il t’arrive quoique ce soit, je ne le pardonnerai jamais. Alors je t’en supplie, il faut que tu me fasses confiance.

Célestine posa les mains de part et d’autre du visage grimaçant de Rin pour voir de plus près le fond de ses yeux. En dépit de leur noir d’encre, elle remarqua la dilatation anormale de ses pupilles.

— Rin ? s’affola-t-elle. Rin, tu m’entends ?

Lourdement, il lui tomba de son siège dans les bras. Presque au même instant, une douleur fulgurante lui détacha l’esprit du corps. Elle s’effondra.

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