8.1
Benabard n’avait plus d’appétit depuis la pomme caramélisée dont il faisait une indigestion. Non qu’elle fût objectivement mauvaise, mais son organisme avait toujours été en conflit avec le sucre cuit. Cette intolérance l’avait désespéré toute son enfance. Au jour de ses treize ans, il avait cru possible qu’elle lui fût passée. Au grand dam de son estomac, il avait eu tort.
— Ainsi, vous ne mangez rien ? l’invectiva sa mère au milieu du diner. Voilà qui est nouveau.
Benabard l’ignora.
— Regardez-moi lorsque je vous parle.
Il la contenta, l’air bravache. Indignée par cette sourde impertinence, Mildred se leva avec hauteur et quitta la table en poussant force soupir. La porte claqua derrière elle. Hiram, en la voyant partie, respira comme pour la première fois.
— Benabard, s’il te plait, ne… bredouilla-t-il. Excuse-toi auprès de ta mère lorsqu’elle reviendra, d’accord ?
— M’excuser de quoi ? Je n’ai fait que lui obéir.
— Je ne te blâme pas, mais tu sais son caractère. Pense que sa journée n’a pas été facile.
— La mienne non plus ! Et par sa faute !
Bard jeta un regard de mépris sur leur suite hôtelière pompeuse et froide. Que n’était-il chez lui à courir le parc à dos de centaure ? Au lieu de cela, il était coincé entre une imitation grossière de fresque antique et une baie vitrée trop grande, donnant vue sur la grand-place défigurée par l’Héliaque.
— Je te trouve injuste avec elle, le disputa mollement son père. Je t’accorde qu’elle est un peu rude, mais nous traversons une période difficile.
À son tour, Hiram se leva.
Bard le regarda faire avec un intérêt très relatif. À ce moment, il se disait en lui-même que sa mère le méprisait pour toutes les tares qu’il avait héritées de cet homme : ses éphélides sombres et pullulantes, ses mains trop grandes à la grâce inexistante, le noir abyssal de ses cheveux, leur épaisseur lourde…
— J’ai une surprise pour toi, annonça Hiram en tirant un paquet d’un des placards de l’antichambre. J’espère que cela te plaira.
Il revint auprès de son fils dont il poussa maladroitement le couvert. À la place de son assiette, il déposa son cadeau.
— Ne sois pas timide, ouvre-le.
Benabard déchira l’emballage comme il aurait arraché un pansement, sans s’attendre à aucune véritable surprise pour autant. Son père, amoureux de littérature, ne lui avait jamais offert que des livres.
— Il ne fallait pas, réagit-il en découvrant son nouvel ouvrage.
Atlas Illustré des Guerres de Sainte-Légende, Le Triangle Martial, lut-il.
Il n’y avait bien que son père pour imaginer qu’un manuel scolaire pût plaire à un enfant. Ce genre de cadeau plaisait-il à ceux de son autre famille, en pays jerild ?
— Tu devrais le feuilleter, l’encouragea Hiram. La qualité des enluminures est remarquable.
Bard souleva la couverture sans grand enthousiasme. À la première page, une aberration parut sous la forme d’une carte du monde dépliable où figurait Ar’n’t, le vieux continent situé à l’ouest des Terres Connues, par-delà la mer des Exilés.
— Sans vouloir me montrer ingrat, ce livre risque de m’attirer des ennuis. Le collège impérial défend l’apprentissage de la géographie aranite.
— Au Jerada, il te faudra certainement étudier l’histoire de la magie, qui commence justement sur le vieux continent.
— Mère n’approuverait pas, jeta Benabard comme argument suprême.
Dans son emportement, il avait parlé beaucoup plus fort que de prudence. Les murs de la suite étaient fins. Fatalement, Mildred reparut.
— Comment ? On parle de moi dans mon dos ? Qu’est-ce que je n’approuverais pas selon vous, Messieurs ?
Sa coiffure était défaite et son maquillage brouillé pas la friction de l’oreiller. Benabard contint un soupir. Il ne se sentait pas de force à accuser une nouvelle saute d’humeur de Madame sa mère.
— Et cela ? Qu’est-ce ?
Elle approcha, jeta un œil sur le livre ouvert près duquel elle tira une chaise. Contre toute attente, elle sourit.
— Où avez-vous déniché cette horreur ? C’est aussi mal dessiné qu’obsolète.
Elle fouilla de-ci de-là jusqu’à trouver un crayon, et revint se pencher sur l’atlas.
Bard vit sa mère ployer le dos pour la première fois de sa vie. Le nez presque collé à la carte, elle la barrait et hachurait consciencieusement tout en parlant à mi-voix :
— Dans l’ensemble, la forme est à peu près correcte mais beaucoup diminué au sud. La frontière qui sépare les deux reinaumes aranites est beaucoup plus oblique que ça, aussi. Et je suis prête à parier qu’elle a encore évoluée depuis quinze ans. Quant à ce port, il n’existe plus depuis des lustres…
Bard et son père écoutaient et observaient, interloqués. Au bout de cinq minutes, qu’ils virent à peine défiler, Mildred avait achevé ses corrections. Il en résulta un gribouillage étonnamment lisible qui, avec suffisamment de recul, avait même l’air très propre.
— Ne me dévisagez pas comme ça. On croirait que des cornes m’ont poussé sur le front.
— Je ne dis pas, Mère. Seulement vous… Vous parlez de ces terres d’apatrides avec tant de sérieux…
— Pourquoi en parlerais-je avec légèreté ? Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre !
Elle porta une main à son front, comme pour faire refluer un mal de tête.
— Ces terres d’apatride, comme tu les appelles, sont infiniment plus riches et prospères que nos Terres Connues. Nous décrions Aranate et Arë’n pour ce qu’elles ont renié nos ancêtres en les condamnant à l’exil. Nous appelons ses ressortissants des apatrides pour ne pas songer à nos propres racines coupées. Pourtant, les biens-nés se doivent de savoir faire la part des choses entre ce que le peuple a besoin d’entendre et ce que l’élite a besoin de comprendre. Benabard. Sachez qu’au même titre que les monstres qui hantent nos forêts, il vous faut craindre les peuples aranites, mais aussi apprendre à les connaitre.
Nonchalamment, elle tourna quelques pages de l’atlas, pour s’arrêter sur une vue resserrée du vieux continent. Le coin supérieur droit du cadrage laissait voir Brela, l’ancienne capitale de l’Empire Réel. De la pointe usée de son crayon, Mildred traça un triangle dont les trois sommets relièrent la ville antique au nord et sud d’Ar’n’t. Respectivement, elle nomma ces points Impérialistes, Régisseurs et Eternels.
— Voilà votre triangle : il oppose les gouvernements d’Aranate, d’Arë’n et le nôtre. Nous sommes faibles face à la nature et plus encore face à la magie ; des civilisations entières sont mortes pour l’avoir oublié. Sous l’Empire Réel, cependant, nous sommes sortis de la torpeur et avons fédéré d’innombrables civilisations humaines pour prendre l’ascendant sur les races chimériques. C’est pour cela que nous devons à l’Empereur une allégeance sans faille. À ce titre, les Régisseurs et Eternels sont nos ennemis.
Elle avait dit cela sur le ton de la menace, fixant son fils droit dans les yeux, comme pour le défier de la contredire. Intimidé, il jeta un regard inquisiteur à son père. Pris de court, Hiram commença par balbutier, puis se reprit.
— Je suis manifestement moins bien informé que ta mère, Benabard, mais Aranate est dirigée par une femme portant le titre de Régate. Son homologue est la Puissance-Mère d’Arë’n. Leurs deux nations sont en conflit idéologique l’une contre l’autre, mais aussi contre l’Empire Réel depuis le commencement de Sainte-Légende.
— Comment pouvons-nous être en conflit contre des nations avec lesquelles nous ne sommes pas supposés interagir ?
— M’avez-vous écouté parler, Benabard ? se récria Mildred. Pourquoi est-ce à votre père que vous posez vos questions ?
Rageusement, elle ferma l’ouvrage.
— Vous n’êtes qu’un impertinent doublé d’un sot ! Je suis désespérée. J’ai beau vous pousser, je vois bien que vous n’irez nulle part. Treize ans déjà ! C’est tout de même un monde !
Benabard ouvrit la bouche sans parvenir à émettre le moindre son. Après un dernier regard injustement méprisant et excessivement trouble, Mildred conclut :
— Je vais me coucher. Bon anniversaire, Benabard.
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Mildred avait le sommeil lourd, alcool aidant. Aussi, Benabard put profiter du repos de sa mère pour prendre congé d’elle. Son père ne s’était pas opposé à ce qu’il allât se dégourdir les jambes dans les environs.
— À treize ans, un jeune homme peut bien aller sans escorte.
Il se répétait cela pour se convaincre que le jour mourant n’était pas synonyme de danger.
Les rues de Soun-Ko se ressemblaient presque toutes, plus particulièrement en ce jour brumeux. Les lampions que suspendaient les avant-toits paraissaient flotter dans le vide, tels des feu-follets formant une haie d’honneur à quelque esprit surnaturel. Peu de passants, au reste. La ville était calme, fût-ce dû à l’heure, à la saison ou au caractère des habitants.
Benabard avançait lentement. La condensation qui mouillait le pavé l’incitait à beaucoup de prudence le long des pentes et escaliers qui épousaient la topographie ingrate de la région. Aussi, il surveillait ses pas plutôt que d’observer le ciel.
Quatre heures sonnaient.
Le gong du temple lui fit lever la tête. Devant lui, l’arche en fer forgé marquant l’entrée du cirque se dressait ; cruelle ironie que celle du hasard de ses pas.
Une idée extravagante, presque dangereuse, lui traversa l’esprit. Il songea que son oncle, vétéran de guerre, devait bien avoir des éclaircissements à lui apporter sur ces histoires de figure géométrique du conflit, de nation quasi-secrète et de gouvernements – n’était-ce pas risible ? – dirigées par des femmes.
— Il me déteste, se rappela-t-il. Il déteste Mère et déteste les surprises.
Cela ne l’empêcha pas d’avancer.
— Nous avons au moins un point commun.
— Tu parles tout seul, garçon ?
Benabard bondit de surprise, aspirant un cri aigu. L’aspect de son interlocutrice l’affola d’avantage que la sournoiserie avec laquelle elle s’était approchée ; cette femme sans âge aux cheveux gris-roux hirsutes circulait à moitié dévêtue.
— Mais qui êtes-vous ? se récria-t-il.
— Gerane. Rena, pour les intimes.
— Je ne suis pas votre intime !
— Non, en effet… Tu ne devrais pas traîner dans les environs. Tu n’as qu’à te cacher en attendant que l’arcane se dissipe. Il devrait durer trois heures au plus.
Une détonation retentit, semblable à un feu d’artifice. Benabard devina un coup de feu.
Non loin, dans le dos de l’inconnue, deux ombres menaçantes se dessinaient dans le brouillard. Il n’en fallut pas plus aux jambes Benabard pour retrouver toute leur vigueur. Sans se chercher de destination, il courut.
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