9.2
Isaac tressaillit à la chute de sa sœur.
— Tu vas bien ?
— Oui, je…
Yue paraissait confuse.
— Je suis vraiment désolé, jeta-t-il maladroitement. Je ne voulais pas t’emmener ici sans te demander la permission, mais…
Toujours un peu raide, Yue balaya les environs du regard.
— Ce n’est pas grave, l’excusa-t-elle sans vraiment l’avoir écouté. C’est joli, ici.
De violentes bourrasques soufflaient sur les plaines oniriques de l’endroit secret, réduisant sa voix à un doux sifflement. Les branches fleuries des arbres environnants ployaient sous le vent auquel elles abandonnaient leurs pétales diaprés.
Longtemps, Yue ne fit que regarder le ciel à la façon dont les marins contemplent l’océan avant d’en affronter les vagues. Yue sillonnait la voie lactée à la force de ses songes.
— Il fait jour et nuit en même temps, c’est drôle, fit-elle en se relevant.
Maintenant un équilibre incertain sur sa jambe valide, elle oscilla jusqu’à Isaac.
— Je suis contente que tu m’aies emmenée ici, mais je ne peux pas rester. J’ai beaucoup de travail. Papa va s’inquiéter et le mestre va vouloir me punir si je suis en retard. Je pourrais revenir plus tard, si tu veux, mais pour l’instant, je dois retourner au cirque.
Isaac finissait toujours stupéfait des revirements de personnalité qui s’opéraient intempestivement chez Yue. La part d’elle qui aimait attirer l’attention au point de la rendre égoïste et qui faisait d’elle une si bonne artiste, confiante au point de paraître orgueilleuse, s’effaçait parfois subitement au profit d’une part douce, bienveillante, chaleureuse et égale d’humeur, celle-là qui forçait l’attachement le plus tendre, l’admiration la plus fervente et la confiance la plus aveugle.
Avant de la rencontrer, Isaac n’avait été qu’un garçon perdu, effrayé à l’idée d’être retrouvé comme par celle d’être oublié, un coquillage échoué sur le littoral d’Opral… Il le serait resté si elle ne l’avait pas emporté dans son sillage.
En reconsidérant sa sœur de haut en bas, il remarqua sa cheville enflée. Un bleu, passé inaperçu la veille, s’était étendu et assombri au point de recouvrir toute la grosseur qu’avait occasionné ses chutes répétées.
— Est-ce que ça fait mal ? s’inquiéta Isaac.
— Mon entorse ? Bien sûr que non, c’est juste un peu moche à regarder.
Depuis presque un an qu’il la connaissait, Isaac se demandait encore si Yue était surnaturellement dure au mal ou seulement trop fière pour admettre qu’elle y était vulnérable. Toujours était-il qu’il ne pouvait pas se résoudre à la regarder souffrir, même hypothétiquement.
— Golem ? appela-t-il. Tu veux bien porter Dragon à l’intérieur, s’il te plait ?
— Golem ? répéta Yue.
Le pantin de pierres approcha à l’appel de son nom.
— C’est un golem qui s’appelle Golem, expliqua Isaac. J’étais tout petit quand j’ai choisi son nom alors je n’ai pas cherché très loin.
— Enchantée, Golem, hasarda Yue en le dévisageant de nouveau.
Suivant la volonté de son maître, la créature éleva la blessée du sol comme on cueille une fleur avant de l’installer au creux de son bras recourbé. Aux pas lents et souples de sa démarche hybride, il retourna vers la maisonnette dont le vent faisait claquer la porte, par intervalles. Golem maintint le battant ouvert jusqu’au passage d’Isaac, puis s’y engouffra avec Yue avant de fermer la porte.
Loin des bruits du dehors, un silence presque inconfortable régnait.
La pièce était meublée à l’échelle de l’habitant. Les sièges, étagères et autres étaient tous adaptés à la taille d’un ou assortis de marchepieds pour compenser.
Isaac jeta sa cape sur un petit fauteuil aux faux airs de trône et courut de gauche à droite, semant le désordre autour de lui. Sans lâcher Yue, Golem allait après lui pour remettre en place les livres tombés, refermer les placards inutilement ouverts et redresser les bibelots bousculés.
— Isaac, qu’est-ce que tu fais ? l’interrogea vainement Yue.
Son saccage l’absorbait trop. À défaut de mieux, la petite fille s’adressa au golem.
— S’il te plait, tu peux me reposer ?
Il l’allongea sur un canapé de velours brun, près du foyer. Isaac vint l’y rejoindre.
Il s’était encombré d’une foule d’objets sans rapport apparent qu’il étala sur la grande table basse.
— Ici, c’est mon endroit secret. C’est comme un rêve sans être endormi. Et ça va t’aider à te sentir mieux, promit-il en tendant un pot de verre à Yue. Applique-le là où tu as mal.
Le récipient contenait une sorte de baume aux effluves de plantes corsées. Méfiante au premier moment, Yue consentit à en badigeonner son ecchymose.
— Tu es sûr de savoir ce que tu fais ?
— Certain. C’est ma maman qui m’a appris. Elle voyage beaucoup pour soigner des gens.
Mettant à profit l’étendue de ses compétences, Isaac entreprit de bander par-dessus l’onguent. D’un agencement de cuir rigide et de sangles, il parfit son œuvre en improvisant une attelle.
— Si tu ne marches pas trop, ça guérira très vite, prédit-il.
Yue, retombée dans son état contemplatif, n’eut rien à lui répondre dans l’immédiat. Elle tritura machinalement le pendant d’or blanc à son oreille. Enfin, ayant repris son sérieux après une longue minute de distraction, elle répliqua :
— Dis pas ça comme si c’était possible pour moi de rester immobile. Je saurais même pas quoi dire aux mestres s’ils me demandent comment j’ai été soignée.
— Tu n’es pas obligée…
— Quoi, pas obligée ? C’est sûr que ça va se voir !
— Tu peux faire tout ce que tu veux et aller où tu veux tant qu’on est dans l’endroit secret ! Et Golem fera tout ce que tu veux, et moi aussi ! On est libres, ici.
— Arrête, protesta Yue. C’est pas drôle. Je suis déjà allée dans pleins d’endroit dans le monde et j’ai jamais été libre. Je serai libre que quand je serai grande.
— Mais ici…
— C’est pas un vrai endroit ! s’énerva-t-elle. Il faut que je rentre, maintenant ! C’est moi la plus grande, alors c’est moi qui décide !
En temps normal, Isaac n’aurait rien eut à opposer à un argument de cette force. Bafouer le droit d’aînesse de sa sœur ne lui serait même jamais passé par la tête s’il n’avait pas eu la certitude d’en avoir la légitimité.
— Si je nous fais sortir maintenant, il me faudra beaucoup de temps avant de pouvoir revenir et encore plus pour te faire revenir toi !
— Et alors ?
— Alors, c’est dangereux ! Gerane est dangereuse ! On ne doit pas l’approcher !
— Mais de qui est-ce que tu parles ?
— De la madame de la bambouseraie ! Elle est revenue, je l’ai vue ! Et je me souviens d’elle, maintenant, c’est Gerane ! Une parjure !
— Et qu’est-ce que ça veut dire, parjure ?
Isaac émit un gémissement inintelligible empreint d’agacement et de nervosité. Il se reprit à courir aux quatre coins du salon en quête d’un nouvel objet qui se présenta sous la forme d’une cassette.
Celle-ci s’avérant plutôt lourde, Golem lui vint en aide en la déposant pour lui aux pieds de Yue.
— Qu’est-ce que c’est, encore ? s’impatienta-t-elle.
— Quelque chose que mon grand-père a fabriqué. Ça devait être un cadeau mais il a été refusé.
Toujours aidé de son golem, Isaac extirpa une lourde tenture de la petite caisse. Faisant office de tringle, Golem l’étendit. La pièce impressionnait tant par ses proportions que par la finesse de son tissage, la vivacité de ses couleurs, le réalisme des figures brodées et l’originalité de ces figures.
Le plus grand des quatre personnages était un homme aux traits forts, à la mâchoire puissante et aux couleurs pâles. Tout chez lui n’était qu’un camaïeu de blanc et de gris. Beaucoup plus petite, une femme aux yeux très noirs se tenait à sa gauche. Sa peau sombre et satinée, encore qu’elle fût peinte de vitiligos, contrastait avec la blancheur uniforme de ses cheveux coiffés en mèches. Un bambin reposait dans ses bras. S’il était la parfaite ressemblance de l’homme pour le teint et les yeux, ses traits s’inspiraient davantage de ceux de la femme.
Enfin, une main parentale posée sur chacune de ses épaules infantiles, une petite fille de huit à dix ans trônait au centre. À sa façon, elle était peut-être la plus extraordinaire des quatre sujets. Son teint était hâlé sans être sombre, ses yeux marrons, sans nuances, ses cheveux mi-long, à peine roux, sans texture particulière…. Globalement, elle affichait des traits moyens. Son portrait était si banal qu’elle paraissait le seul être réel du tableau : une enfant comme on aurait pu en croiser n’importe où et dont le visage n’aurait marqué personne.
— Lui ! dit Isaac en pointant le bambin, il s’appelle Lith et c’est plus un enfant du tout. Il est très en colère parce que elle est morte, et lui est mort, et elle a disparu !
Tour à tour, il avait pointé la femme, l’homme, puis la petite fille.
— On ne l’a pas vu hier, mais je sais qu’il était dans la forêt de bambou et qu’il y est encore ! Ou au camp. Et Gerane aussi. On doit rester loin d’eux si on peut, et on peut ! Grâce à l’endroit secret ! C’est pour ça qu’il existe, tu comprends ? Tu te souviens du coffre ? C’est toi qui l’as trouvé quand on s’est rencontré en Opral ! Et ma maman, elle… elle…
Isaac en avait probablement trop dit. Néanmoins, il se tourna vers Yue dans l’espoir de lui voir une première lueur de compréhension dans le regard. Sa sœur ne l’écoutait plus.
— Il est tout blanc, s’extasia-t-elle en observant le portrait de Lith. Comme moi.
Annotations