10.1
Léopold ne s’attarda pas sur le cadavre de son associé – un homme utile, mais remplaçable – ni sur ceux des quatre autres victimes qui entouraient. Rin respirait encore au milieu d’eux et ne paraissait pas à l’agonie, seulement sonné. Les pertes et profits pouvaient encore s’équilibrer s’il ne succombait pas.
Le mestre élargit son regard à la situation d’ensemble, plus particulièrement aux vivants débout au milieu des cadavres : une huldra et deux fabuleux de nature indéterminée. Malgré la menace concrète qu’ils incarnaient à eux trois, Makara fit signe à sa garde de baisser leurs armes.
— Parlez-vous réel ?
L’étonnement se lut à des degrés différents sur les visages de ses opposants. Concertation muette. L’huldra s’avança d’un pas.
— Rarement la question nous est posée, mais oui.
— Je l’espérais. J’espérais aussi savoir s’il est un moyen de vous empêcher de décimer le reste de ma troupe. J’ai quelque idée de ce qui vous a mené ici mais je ne suis pas certain de ce que vous convoitez, exactement.
Il eut une pensée pour le seigneur Obsolom, qu’il imaginait plus facilement mort qu’à l’abri de ses poursuivants, compte tenu de ce qu’il découvrait des capacités de ceux-ci.
— Nous ne convoitons rien. Nous nous efforçons seulement d’être créatif dans nos recherches d’une enfant un peu trop idéaliste. Ne le prenez pas personnellement, mais cet endroit est condamné.
Sa voix sonnait presque compatissante.
— Qui cherchez-vous ? insista Léopold.
— Vos efforts de diplomatie sont inutiles.
— Rarement. Lorsque quelqu’un se dispose à écouter, c’est qu’il veut entendre quelque chose. Si vous voulez entendre que je peux vous aider, je peux vous le dire sans mentir.
L’huldra se tourna vers l’homme assis sur un reliquat de décor renversé comme sur un trône. Le plus imposant de ses ornements, un gantelet métallique parcouru de glyphes, paraissait trop grand pour son bras fuselé, mais seyait à son aura d’autorité.
— Qu’en pensez-vous ? l’interrogea Gerane.
— Je n’en pense rien de plus que du bourdonnement des insectes. Fais ce que tu as à faire.
Léopold perçu de l’agacement sur le visage de son interlocutrice lorsqu’elle se retourna vers lui : une faille dans leur chaîne de commandement qu’il aurait pu exploiter dans des conditions plus propices.
— À tout hasard, reprit-elle, le nom de Yogaela Manëlesi vous est-il familier ?
Son sourcil tressauta. Incapable de masquer sa surprise ou ses efforts de déductions, les calculs à refaire, il resta longtemps sans parole. Trop longtemps.
— Il ne l’est pas, finit-il par nier. Ainsi je suppose que nous ne pouvons pas nous entendre.
Il se fendit d’une révérence, conforme dans le geste, moqueuse dans l’absolu, puis tourna les talons suivis de deux de ses hommes tendit que les autres réarmait leurs bras.
— Rena… Tu le laisses partir ? s’étonna Violette.
— Où veux-tu qu’il aille ?
Le cercle armé s’était resserré autour d’eux, ce que Gerane trouva plus agaçant que menaçant.
— Occupe-toi de ceux-là, d’accord ?
Un sourire carnassier étira les lèvres de Violette. Dans un même élan, elle s’arracha à la cape qui lui voutait les épaules, révélant un corps nu et musculeux, puis courut jusqu’au bord de l’arène hors de laquelle elle sauta. En un battement de cil, elle revêtit sa forme chimérique, grand fauve noir à poil ras, monstre aux longues dents dégoulinantes d’une épaisse salive et aux yeux d’obsidienne fendus d’un trait lumineux, elle poussa un rugissement d’une force terrible.
Avec l’avidité d’un chat face à un nid grouillant de souris, elle s’abattit sur un premier garde et renvoya son âme dans l’Éternité d’une morsure. Une seconde victime fut frappée dans l’instant qui suivit.
Plusieurs coups de feu partirent, dont une détonation écourtée. Tintements métalliques et un contrecoup violent pour le tireur. Entre ses mains, la ligne de son canon formait une improbable courbe au bout de laquelle les griffes vulpines de Gerane s’étaient refermées.
De sa main libre, elle laissa tomber un nombre invraisemblable de balles de fusil, volées à même les chargeurs et les poches de tous les soldats présents. Horreur et fatalité.
— Je ne vais pas constamment surveiller tes arrières ! admonesta-t-elle.
Violette ne l’écoutait pas, trop distraite par son jeu pour se soucier des réprimandes de celle qui venait peut-être de lui sauver la vie.
— Rena, tança Lith à son tour. Économise ta force. Ne va pas faire forligner ton arcane.
La garde désarmée battit en retraite, suivie de près par Violette qui ne comptait pas perdre ses proies.
— Mon Prince, répliqua Gerane, vous n’en êtes pas encore à me donner des leçons de magie.
Elle lui désigna les charognes de ses victimes.
— Vous usez encore de vos pouvoirs comme un enfant. Et pour quoi ? Sommes-nous toujours en train de chercher Yogaela ou passez vous seulement vos nerfs sur ces humains, ces lunes passés ?
— Est-ce qu’ils ne le méritent pas ? argua-t-il.
— Ce n’est pas la question !
Un spasme violent souleva un des corps étendus autour d’eux : celui de l’homme au gilet rayé qu’avait si fièrement apporté Violette. Il toussa une, deux, trois fois, puis par quintes, sans se douter que se détresse respiratoire interrompait une conversation déjà trop retardée. Bientôt, sa toux se gorgea d’impuretés grasses. Étouffé, il se tordit désespérément jusqu’à l’expulsion d’une gerbe de sang mêlée de bile.
Sous l’œil intrigué des deux fabuleux, Rin prit appui sur ses avant-bras, laissant le flot visqueux s’écouler sur le sol pour ne pas le ravaler. Il ouvrit les yeux sans voir.
— Vous avez dit…
Revenu d’entre les morts, il se remettait laborieusement sur ses jambes.
— Vous connaissez Yogaela ?
Il y eut quelque chose de frappant dans la perfection de sa prononciation. Ce détail heurta Gerane. Imperceptiblement, son dos se creusa sous les ondulations rousses de ses cheveux dont la couleur se raviva et une excroissance poussa à la chute de ses reins. Bientôt, une longue queue de renard battit l’air derrière ses jambes nerveuses. Ses ongles de pieds devenus griffes enfoncèrent le sol avec force et lenteur. Entrouvrant la bouche, elle découvrit deux rangées de dents carnassières et le saisit au col de la même main dont elle avait tordu le fer.
— Je te retourne la question. D’où sais-tu le nom de notre Puissance-Mère ?
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