10.2
Les intrus échangèrent quelques phrases d’un dialecte hermétique aux oreilles témoins. Au terme de leur conciliabule ; Gerane s’adressa de nouveau à Makara en réel :
— Avant tout, nous cherchons quelqu’un. Une femme à l’aube de son été. Elle arpente le continent depuis trop longtemps pour ce qu’elle avait à y faire et nous désirons la remmener chez nous.
— Navré de l’apprendre, prétendit Léopold. Puis-je faire quoi que ce soit pour vous aider retrouver votre… amie ? Qui qu’elle soit, je serais tout à fait à même de mettre des ressources à votre disposition par sympathie diplomatique. Qu’en pense le Puissant ?
En dépit de son nom illustre et de son pouvoir immense, Lith se savait jeune homme sans expérience. Il n’avait ni suffisamment vécu, ni suffisamment voyagé ; trop de notions lui échappaient encore. Il avait appris à assumer toute ses incomplétudes, aussi ne rougissait-il pas de son ignorance. Pour y palier, comme souvent, il se tourna vers Gerane.
— Que penser de cette offre ? l’interrogea-t-il.
— Elle est à rejeter absolument. Cet homme ne reconnait pas votre autorité. Il ne fera rien pour nous au nom de sa diplomatie.
— Rena dit bien, la soutint Togo. Nous devons fouiller seuls pour Yogaela.
Un muscle roula sous la mâchoire du mestre. Son poing se contracta autour de son fusil.
— Vous avez dit… gémit Rin.
Revenu d’entre les morts, il se remettait laborieusement sur ses jambes.
— Vous avez dit Yogaela ?
Il y eut quelque chose de frappant dans la perfection de sa prononciation. Ce détail heurta Gerane. Imperceptiblement, son dos se creusa sous les ondulations rousses de ses cheveux dont la couleur se raviva et une excroissance poussa à la chute de ses reins. Bientôt, une longue queue de renard battit l’air derrière ses jambes nerveuses. Ses ongles de pieds devenus griffes enfoncèrent le sol avec force et lenteur. Entrouvrant la bouche, elle découvrit deux rangées de dents carnassières.
— C’est ce qu’il a dit, confirma-t-elle.
— Pour la dernière fois, débarrassez-moi de lui ! exigea Makara.
Prenant cet ordre dans sa dimension la plus drastique, un membre de la garde rapprochée du mestre arma son fusil et mit Rin en joue. Quelques velléités de pitié firent trembler son index sur la gâchette.
Il y eut une détonation écourtée, une suite de tintements métalliques et un contrecoup violent pour le tireur. Entre ses mains, la ligne de son canon formait une improbable courbe au bout de laquelle les griffes vulpines de Gerane s’étaient refermées. Derrière elle, le Maître de manège se tenait intact.
— Assez joué, décréta-t-elle.
De sa main libre, elle laissa tomber un nombre invraisemblable de balles de fusil, volées à même les chargeurs et les poches de tous les soldats présents.
— Je vous le répète, ne croyez ni en la supériorité de votre nombre ni en la puissance de vos armes. Vous êtes piégés dans mon arcane. Ici, je suis votre Dieu.
L’huldra fit volteface et darda de ses yeux sombres le pauvre moribond dont elle venait de sauver la vie. Le prenant au col de la même main dont elle avait tordu le fer, elle demanda :
— D’où sais-tu le nom de notre Puissance-Mère ?
☽
La religion n’avait jamais été une composante majeure de l’éducation de Benabard. Ajouté à cela que l’Empire Réel n’en avait pas d’unique – on y adorait tantôt les astres, tantôt les éléments, tantôt des idoles – il n’avait aucune raison de croire en la sainteté d’un lieu de culte plus qu’en celle d’un buisson. Néanmoins, ce fut vers le temple qu’il se précipita après que la dénommée Gerane l’eut encouragé à se cacher. En définitive, il ne songea même pas à aller au camp des artistes, un mur devant être plus solide qu’une toile et un moine plus à même d’offrir l’asile qu’un forain.
Les édifices de Soun-Ko étant hauts, le temple avait été bâti au sommet d’un dédale de marches vertigineux pour asseoir sa domination sur la ville. L’ascension de ce piédestal parut interminable à Benabard.
Il eut beau courir, trébucher, se trainer le long de cet escalier aussi longtemps que ses forces le lui permirent, le monument architectural lui semblait toujours aussi loin. Plus, peut-être.
Lorsque l’adrénaline redescendit, fatigue aidant, Benabard s’écroula. La nuit était sombre. Les lanternes suspendues aux toits et aux balustrades des bâtisses environnantes ne propageaient pas leurs lueurs jusqu’à la Grand-Place. Ne restait que les projecteurs du chapiteau pour l’éclairer. En dépit des dizaines, peut-être des centaines de marches que Benabard avait la certitude d’avoir gravi, la structure de fer et de textile semblait encore si proche… Une sueur froide glaça l’échine de l’adolescent. Galvanisé par le frisson qu’elle lui provoqua, il reprit sa course, avalant les degrés à grandes enjambées. Rien n’y fit. Il eut l’impression d’avoir reculé en rejetant l’œil en arrière.
Les larmes ruisselèrent sur ses joues comme d’une fontaine au mécanisme rompu. La situation lui échappait. Les jambes flageolantes, il redescendit les marches. En moins de temps qu’il ne lui en fallut pour s’en rendre compte, sa semelle touchait au pavé de la Grand-Place.
— C’est absurde… s’effraya-t-il.
Un sentiment de crainte et d’urgence lui déchirait les entrailles et cette douleur inouïe le paralysait. À travers ses larmes, il entrevoyait la mort.
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