11.1
Yogaela venait à peine de voir le jour la première fois que feue Jezelith Manëlesi l’avait placée entre les bras de Gerane. Avant cela, elle avait bien pris soin de quelques grands enfants, mais rien d’aussi fragile et innocent que ce petit être n’avait jamais nécessité sa protection. En témoigneraient les cieux et les astres, Gerane l’avait choyée comme aucune âme ne put jamais l’être dans le monde et la petite Yola l’avait comblée de bonheur dans sa forme la plus pure. Fallait-il croire que cette belle petite créature, cette toute jeune fleur prématurément éclose, se soit fanée ?
Les larmes coulaient des yeux de Gerane comme le sang d’une blessure profonde.
— Tu mens, voulut-elle se convaincre. Tu mens ou tu ne sais pas ce que tu dis. Yogaela ne se serait jamais enrôlée dans cette machinerie perverse ! Elle ne s’y serait pas non plus laissée mourir !
— Je n’ai pas dit qu’elle avait choisi d’être ici ou d’y finir ses jours, la détrompa Rin entre deux quintes de toux. Elle était esclave, comme moi, comme deux tiers de artistes ! Elle…
— Voilà qui prouve qu’il y a méprise, s’entêta Gerane. Yogaela devait devenir Puissance-Mère… ses enfants devaient…
Un souvenir de la veille s’imposa brutalement à l’esprit de l’huldra, celui de l’enfant égarée à qui toutes les couleurs manquaient et dont les yeux s’opposaient comme nuit et jour. D’instinct, elle y superposa l’image de Yogaela. Une part d’elle se résigna à la vérité que ces deux réminiscences entremêlées lui laissaient entrevoir ; l’autre sombrait lentement dans le déni le plus virulent.
Gerane posa sur Lith ses grands yeux blessés.
— Nous devrions y aller, suggéra-t-elle avec contenance. Vous avez raison, cet homme est fou.
Lith n’eut pas la moindre réaction. Il restait immobile, pensif.
— Ou… Le Puissant n’aura qu’à nous rejoindre lorsqu’il lui plaira.
Gerane quitta le chapiteau d’un pas lent et triste. Les secondes s’étirèrent après son départ. L’écho de la sauvage hécatombe qui sévissait dehors paraissait une illusion fantomatique.
Lith leva la tête. Noyées par le plus puissant des projecteurs, ses pupilles s’étrécirent.
Pour sa part, il n’avait jamais vraiment cru en la possibilité de retrouver Yogaela vivante, ni même en celle de fouler de sa tombe. Sa mère, après avoir survécu au veuvage, était morte de la même certitude.
— Je ne suis pas content que tu aies fais pleurer Rena, confia-t-il à Rin avec détachement. Je l’ai vue verser peu de larmes en vingt ans que j’ai vécu.
Cette étrange confidence troubla Rin dans sa douleur, suspendit son agonie le temps d’un éclair lucidité.
Vingt ans.
Rin lui en aurait donné cinq de moins.
— Je ne m’abaisserai pas à t’achever pour autant, conclut Lith. Au rythme où cogne ton cœur, j’entends qu’il n’aura bientôt plus de forces.
L’œil toujours perdu dans la lumière, il battit les barreaux de la cage de la pointe aigue de son gantelet platiné, imitant la double pulsation faible et précipitée du cœur de Rin.
Rin voulut parler. Lith le fit taire du geste.
— Utilise tes forces avec de l’intelligence. Je crois ton histoire. Je comprends que tu as donné une fille à ma sœur. L’aimes-tu, cette fille ?
La question jeta une avalanche de pierres dans la mare des pensées déjà troubles du jeune père qu’était Rin. Le sang gouttait maintenant de ses lèvres entrouvertes sans discontinuer.
Naguère, la vie de Yue ne lui avait inspiré que de l’indifférence, voire du mépris, lorsqu’elle envahissait son espace. À ce jour, nier l’amour qu’il portait à sa fille aurait eu autant de sens que réfuter sa propre existence. L’idée de la perdre l’effrayait davantage que la flaque de sang qui s’étalait sous lui.
— Je l’aime, avoua-t-il. Sincèrement.
— J’en suis heureux. Où est-elle ?
— Quoi ? s’écria Rin en regagnant brutalement un degré de lucidité.
— Si tu aimes la fille de ma sœur, tu dois vouloir qu’on prenne soin d’elle. Gerane le fera. Tout Arë’n se prosternera devant elle comme devant ma mère, avant sa fin.
Intrigué par le silence de Rin, Lith lui condescendit un regard direct. Comme s’il eut pu lire des pensées encore inaccessibles au principal concerné, il ajouta :
— Cela ira comme je l’ai dit. Je te demande de rendre les choses faciles, pas ton accord.
À la vérité, des questions beaucoup plus secondaires se disputaient la priorité dans l’esprit embrumé de Rin. Avant de se demander où se trouvait sa fille ou s’il consentait à l’abandonner, il se demandait si l’homme en face de lui n’était pas une hallucination.
Tout ce qu’il croyait vivre pouvait n’être qu’un rêve d’opium, un cauchemar, un condensé de toutes ses peurs inavouées. Il y avait là l’expression de son incapacité à prendre soin de sa fille seul, celle du mystère obsédant qui gravitait autour d’elle et de sa mère, l’idée de danger et de mort qu’il ne parvenait pas à dissocier de la scène de l’Héliaque…
Un coup de pied bien réel fin à son introspection, délogeant une de ses côtes et le rejetant au sol.
— Je ne suis pas une âme patiente, jeta Lith avant de le frapper une seconde fois.
Ce coup-ci le déporta d’un demi-mètre. Un troisième et dernier assaut en plein visage vint lui décroche les mâchoires. Un cri rauque s’échappa de sa gorge obstruée, de sa bouche tordue, qui se mua en râle sauvage.
— Approche, dragon, appela Lith en se désintéressant brutalement de sa victime.
Le dragon serpenta timidement au pied du Puissant. Celui-ci se fendit consciencieusement la paume droite du tranchant de son gantelet armé. Lith serra le point pour faire couler le sang. Les narines du dragonneau palpitèrent, ses yeux s’agrandirent et ses muscles se contractèrent. Le feu en lui
— Retrouve la fille de mon sang, ordonna Lith.
L’ordre attisa le feu en lui. Le dragon s’ébroua en un grand jet de fumée aux relents de souffre. Un furieux battement d’ailes balaya la terre et la brume, le propulsant vers les hauteurs du chapiteau dont il perça la toile, bientôt embrasée par sa cuirasse brûlante.
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