12.1
La grand-place de Soun-Ko se parait de teintes funèbres. Le pavé y noircissait sous le sang alors que d’intangibles voiles drapaient les figures pétrifiées de ceux qui ne verraient plus poindre le jour. Un souffle de magie viciée chargeait l’atmosphère de relents sulfureux. Le chapiteau, la foire, le camp, ce vaste ensemble n’était plus qu’un mouroir d’où aucun cri, ni aucun appel à l’aide ne pouvait s’échapper.
Ailleurs, dans Soun-Ko, la vie mondaine se poursuivait sans qu’aucun passant ne songeât seulement à regarder vers cette immense clairière urbaine. Ceux qui le faisaient par accident n’y discernaient qu’un nuage inextricable à la surface duquel leur pensée glissait. Près de sept cents d’entre eux, petits et grands, avaient en leur possession un large billet satiné dont ils ne savaient plus que faire, sinon l’interroger du regard avant de le jeter aux ordures. Pour eux, l’Héliaque, son entité physique et tout ce qui s’y rapportait, n’existaient plus.
Gerane estimait à moins d’une heure la rupture de son arcane. Il lui restait à peine assez de magie pour finir le travail, à condition de se ménager.
Plusieurs corps atrocement mutilés jonchaient l’entrée du chapiteau. Violette n’avait jamais su jouer proprement. Gerane se promettait de lui en toucher mot lorsqu’un coup de feu retentit, suivi de plusieurs autres. Elle comprit qu’elle avait été négligente dans sa collecte des munitions du camp ennemi. Un premier mouvement d’inquiétude lui souleva le cœur, puis elle se rassura par la pensée que Violette ne risquait presque rien sous sa forme chimérique. Togo avait survécu à plus d’un projectile de plomb depuis leur arrivée sur le continent. Quant à Lith, c’était à peine s’il se laissait ébranlé par les dangers les plus périlleux.
Le cœur de Gerane s’emballa. Une pulsion subite la fit se retourner. Suivant son instinct, elle se dirigea à pas précipités vers la perturbation qu’elle détectait.
La route vers le camp était couverte d’étals brisés. Ceux qui avaient cru s’en faire un abri ou une cachette gisaient morts sous leurs décombres. Indifférente à leur sort, Gerane poursuivait sa route sans savoir où celle-ci devait la mener. Elle marcha ainsi jusqu’au pied du temple.
Entre le chapiteau et le camp des artistes, la pénombre s’épaississait jusqu’à obscurité. Cela n’embarrassait pas Gerane outre mesure, mais elle devina que cette zone avait pu être problématique pour Togo ; ni les humains ni les ogres dont il descendait n’étaient dotés de vision nocturne.
Une présence.
Gerane fit volte-face, griffes tendues. Un soupir de soulagement s’échappa d’entre ses lèvres lorsqu’elle reconnut Togo.
— Tu n’es pas tranquille, devina-t-il.
— Évidemment, je ne le suis pas ! Où étais-tu passé tout ce temps ?
— Oh… Je…
— As-tu vu la petite fille d’hier ?
— La petite fille ?
— La sans couleur à l’œil noir, précisa Gerane.
— Non. Certain.
— Il faut la trouver. Cette enfant est peut-être tout ce qu’il reste de Yola ! Hors de question qu’il lui arrive quoi que ce soit !
Togo resta interdit un moment.
— Ne reste pas planté là ! Cherche-la ! ordonna Gerane.
— Chercher ? Où ?
— N’importe où ! Débrouille-toi !
Un feulement sinistre ponctua son injonction. Un grondement draconique s’ensuivit.
Le vulcanien s’était élancé au-dessus du chapiteau, irradiant de lumière. La toile s’embrasa sur son passage, mitée par le feu. À grand tire d’aile, il décrivait une courbe au-dessus du chapiteau.
Togo le premier s’arracha à cette distraction.
— Je n’ai pas ta pensée, Rena. Je ne fais pas bien toutes les choses seul, tu veux que je fasse tout comme dix hommes. J’ai besoin d’autre chose !
Revenue à des sentiments plus raisonnés, Gerane se disposa à l’indulgence. Son arcane actif, rien n’était absolument urgent, à part peut-être l’enthousiasme de Violette. Or, Gerane la savait assez raisonnable pour ne pas s’en prendre à une enfant.
— Occupons-nous des bêtes, décida-t-elle.
La ménagerie était très éclairée et ses alentours presque déserts. Togo ne fit qu’une poignée des quelques gêneurs dont il brisa les os aussi aisément qu’on l’eut fait d’une brindille.
Ils ralentirent une fois arrivés dans le labyrinthe de cages. Autour d’eux, la détresse avait empoisonné toute âme vivante. Gerane n’avait peut-être jamais vu ailleurs que dans les zoos du continent tant de créatures arrachées à leur terre, à leurs coutumes et à leurs communautés.
Certaines créatures étaient si étroitement logées qu’aucune amplitude n’était accordée à leurs mouvements. Nombre d’entre elles étaient mutilées, vraisemblablement à dessein. Plus encore étaient malnutries. Pour beaucoup, ces êtres semblaient avoir oublié ce qu’ils étaient ou ne jamais l’avoir su. Même libérés, qu’adviendrait-il de ces prisonniers sans repères ?
— L’instinct ne disparait jamais totalement, se convainquit-elle.
— Tu parles ? l’interrogea Togo.
— Pas à toi. Tu as la relique ?
Il montra la lourde sphère métallique gravée de vagues courbes qui pendait à sa ceinture, suspendue à une chaine de maillons de bois. Gerane lui prit la main gauche. Au creux, elle traça plusieurs glyphes du bout de l’ongle. Un éclat bleuté nimba l’âpre paume.
— Touche chaque créature de cette main, ordonna l’huldra. Et évite de te gratter le nez tant que le tracé brille.
Togo s’exécuta avec l’habileté et la promptitude d’un mercenaire plein d’expérience. Il visita chaque cage une à une et, sans brutalité ni crainte, frôla chaque créature de l’arcane de sa paume, leur communiqua sa lumière bleue, puis les vit disparaitre.
De son côté, Gerane s’enfonçait dans l’entrepôt aménagé. Elle passa bientôt près de la volière dont les pensionnaires affolés s’arrachaient les plumes à force de battements effrénés, leur becs écartelés par leurs cris.
Son attention s’arrêta sur une grande cage dorée au centre de laquelle trônait une urne de même couleur. Faisant montre d’agilité pour dénicher l’objet de son perchoir, elle se hissa en deux bonds gracieux, se saisit de la cage et retomba accroupie, les bras serrés autour. Le verrou ne résista pas à sa poigne. Tirant le bibelot de sa prison, elle découvrit des cendres dont l’odeur lui brûla les sens. Un phénix, comprit-elle.
— Je ne voudrais pas revenir non plus, à ta place. Mais c’est fini, maintenant. Tu vas être libre.
Gerane plongea sa main dans la poudre froide et humide. Peu à peu, elle se réchauffa. Des étincelles s’allumèrent. Au moment où une petite flamme tiède lui lécha la peau, elle tira un petit oiseau maigre et déplumé de son lit de poussière.
Un sourire attendri lui étira les lèvres. Elle souffla délicatement sur les yeux fermés de l’oisillon renaissant pour en chasser la cendre. Il les ouvrit. L’écarlate de ses plumes se raviva. L’oisillon grandit et grossit à vue d’œil. Lorsqu’il se trouva suffisamment fort pour déployer ses ailes embrasées, les flammes dont il était enveloppé se teintèrent du bleu lumineux caractéristique de l’empreinte magique de Gerane. D’un mouvement leste du bras, elle le poussa à prendre son envol.
Il ne se hissa que d’un demi-mètre avant de disparaitre de quitter la Réalité. Gerane sentit au fond d’elle-même qu’il avait rejoint son refuge. Elle se promit de ne rendre celui-là au vrai monde que lorsque qu’elle serait de retour à Arë’n, jugeant que tout autre endroit lui serait à jamais inhospitalier.
Plus loin, les aquariums.
Au creux de l’un d’eux gisait un œuf de kraken ; un œuf mort, probablement rendu infécond par un braconnage trop féroce. L’huldra soupira et s’en détourna. Derrière une autre vitre, une lamie gisait, vivante, mais sans doute plus pour longtemps. Elle avait le souffle léger. Trop léger. Malade, probablement. Gerane la prit aussi dans son refuge.
La ménagerie fut presque entièrement vidée. Une petite poignée de créatures restait à libérer lorsque Lith fit irruption. Son précieux gantelet était presque entièrement couvert de sang. Son habit et son visage aussi.
— Le dragon n’a pas trouvé la fille, annonça-t-il. Seulement un indésirable qui portait sa trace. Elle n’a pas dû être prise dans l’arcane. Où en êtes-vous ? Avez-vous retrouvé celui qui commandait aux soldats ?
Gerane n’avait plus pensé à lui depuis la mention de Yola et ne s’en souciait pas beaucoup plus à la lumière de la question de Lith. Son attendre de réponse, celui-ci interrompit Togo dans son ouvrage en se dirigeant vers la créature qu’il s’apprêtait à affranchir : une chimère tricéphale croisé d’un lion, d’un bouc et d’un serpent. Ils eurent un long échange silencieux.
— Les hommes l’appellent Strega, traduisit Lith. Ils la nourrissent peu, ou la nourrissent d’Hommes. Strega dit que celui qui l’a enfermée s’est enfui sous la terre.
Sans perdre contenance et sous les regards étonnés de Gerane, il se dirigea vers un encombrement de caisses renversées à travers lequel il se faufila. Parvenu au milieu, il examina le sol.
— Togo, appela-t-il.
Suivant les ordres muets que lui intimait son souverain, il referma ses mains puissantes sur une prise creusée à même la pierre qu’il tira à toute force. Une trappe se révéla, par laquelle remontaient d’amples courants d’air moite. Une noirceur abyssale tapissait le trou.
Un sous-sol. Comment Gerane avait-elle pu exclure cette éventualité ?
— Il s’est… Rattrapons-le ! urgea-t-elle.
— Non, refusa Lith. Nous n’irons pas. Il faut finir ce qui a été commencé ici. Il reste enfants et créatures à porter au refuge. Il faut aussi t’occuper de l’homme mourant sous la grande tente. Garde-le en vie. Le reste doit brûler. Ensuite, je pars. Je dois rester seul. Vous rentrerez à Arë’n sans moi.
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