12.2

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— Je ne veux pas contrarier le Puissant, mais…

— Alors fais silence et obéis, enjoignit Lith à Gerane.

— Cessez vos enfantillages, Lith ! Nous devons retrouver la fille de Yola et poursuivre ceux qui l’ont fait mourir !

— Fais ce qu’exige ton âme, Rena. Je te respecte. Je te garde dans mon Éternité, mais je change de chemin, aujourd’hui. Seul.

Ce disant, il dénoua les cordons de son manteau blanc avec rudesse. La lourde étoffe lui tomba de l’épaule sous le regard scandalisé de Gerane. Il retira aussi son gantelet et jeta son poignard ornemental hors de son fourreau : ses deux reliques les plus puissantes.

— Lith, vous avez besoin de ces objets. Reprenez-les.

— Tu ne m’écoutes pas, soupira-t-il. Il n’y a plus d’importance dans ce que nous avons fait ensemble. Je dois pleurer Yola douze lunes, près du lieu de sa mort. Ensuite, j’irai prendre le peuple à Sani. Toi, trouve le sang de mon sang, ramène-la chez nous. Elle doit savoir…

Sans se donner la peine d’achever, il se dirigea vers la sortie de la ménagerie.

Au même moment, Violette y entrait. Lith ne parut pas la voir tant sa détermination était enrobée d’indifférence.

Gerane poussa un soupir mêlé d’agacement et d’épuisement :

— Ne traînons pas non plus.

Elle venait de sentir son arcane se déchirer. La distorsion se réalignait à la Réalité. Les curieux, puis les forces de l’ordre, ne tarderaient pas à affluer.

Tout en rassemblant les affaires négligemment éparpillées par son souverain, Gerane ordonna à Togo de retourner s’occuper de Rin avant de s’éloigner autant qu’il pourrait du chapiteau. À Violette, elle intima garder un œil sur Lith d’ici à ce que le bon sens lui revînt.

Une fois seule, elle refit le tour du camp dans l’espoir de retrouver la petite fille aux cheveux blancs.

Elle officia aussi promptement que ses pouvoirs le lui permirent, bondissant furtivement d’une tente à l’autre, se hissant sur des hauteurs et furetant partout où elle pouvait soupçonner la cachette d’une âme vivante. Ce fut vain.

À terme, Gerane entendit plus qu’elle ne vit l’arrivée des premiers confus qui avaient oublié jusqu’à l’existence du cirque des heures durant. La foule grossissait à vue d’œil aux abords de la grand-place. Elle se composait de spectateurs prudents qui ne foulaient le pavé que du regard, de plus hardis qui s’élançaient impétueusement sur la scène de crime ainsi que de représentants de l’autorité, très embarrassés d’eux-mêmes et qui ne savaient quel parti prendre.

Gerane se résolvait à fuir lorsque tous ses sens se mirent brutalement en alerte. Son pouls s’accéléra, lui gonflant les veines d’angoisse. Un sentiment d’urgence l’envahissait.

L’atmosphère était lourde d’une magie qui n’était ni la sienne ni celle d’aucun de ses compagnons de voyage. Trop de perceptions se bousculaient autour d’elle pour qu’elle en identifiât la nature.

Un souffle chaud lui chatouilla la jambe. Un son doux et rauque l’accompagnait. En se retournant, elle se découvrit en compagnie du dragon.

Elle voulut l’effleurer de la paume pour lui ouvrir les portes de son refuge. Il se déroba à son geste. Gerane resta interdite alors qu’il la scrutait de ses yeux brûlants. Une chair calcinée dépassait de sa gueule, serrée entre ses crocs naissants. Il la déposa à terre comme une offrande et s’en éloigna prudemment.

C’était une main. Un reste de main humaine, sertie d’un reste de bague.

— Qu’est-ce que… Attends ! s’affola-t-elle en voyant le dragon s’esquiver.

Elle le suivit instinctivement, sans plus se soucier d’être vue ou entendue de quiconque. Par chance, elle n’eut que quelques mètres à parcourir.

Le dragon l’avait menée au pied du dédale de marches qui menaient au Temple. Il y faisait sombre. Ses grands yeux de feu nimbaient les ténèbres d’un halo carminé sous lequel le blanc était incarnat et le rouge profondément noir. Ainsi, le corps gisant au bas de l’escalier paraissait n’être qu’une immense blessure.

La fourrure de Lith pesait sur les bras fébriles de Gerane. Fatalement, l’étoffe lui tomba des mains. La terre moite bruissa sous ses pieds nus lorsqu’elle l’enjamba pour se rapprocher du cadavre. Sa mort avait dû être lente et violente. Il avait tous les organes hors de la poitrine. Une odeur âcre et chaude s’en élevait.

Quel âge pouvait avoir le mort ? Douze ans ? Peut-être treize ? Le cœur lui avait été arraché. Gerane battit frénétiquement des paupières. L’image du gantelet ensanglanté de Lith lui revenait.

Elle ploya le genou et se prostra dans le recueillement. N’avait-elle pas défendu que le moindre mal soit fait aux enfants ? Ni Togo ni Violette n’auraient eu la hardiesse de lui désobéir.

— Tu es bien fils de ta mère, déplora-t-elle en pensant à Lith. Tu entends tellement de voix que tu n’en écoutes plus aucune…

À quelques ecchymoses près, la figure du défunt était intacte ; elle se parait de beaux yeux bruns, figés dans l’horreur de ceux pour qui la mort vient en s’annonçant, et de belles joues pleines de petit garçon soutenues par une mâchoire d’homme en devenir. Sa peau était blanche, à peine blanche sous un millier d’éphélides… Il avait la lèvre douce, arrondie comme pour articuler les premiers vers d’un poème sentimental : une figure de martyr.

— Une vierge de Sainte-Légende ? songea Gerane.

L’huldra se reconcentra sur le dragon qui l’avait mené à ce portrait tragique et canonique.

— Raconte-moi ce qui s’est passé, le pria-t-elle.

Ce disant, elle tendit le bras au-dessus de la dépouille et effleura la cuirasse du vulcanien du bout de sa griffe. Son esprit s’en fut par les sentiers arcaniques de l’Éternité, hors de l’espace et du temps, pour visiter celui du dragon.

Elle y vit Lith s’entailler la paume, libérant un peu de la magie qui lui parcourait les veines.

Retrouve la fille de mon sang, disait-il.

Gerane vit la poussière valser, la toile se déchirer, le ciel et ses étoiles… Le dragon s’élançait dans les airs. Consciente de son propre corps autant que de celui dont elle s’appropriait les souvenirs, ses muscles dorsaux commencèrent de lui cuire atrocement.

Elle vit et sentit la brutalité de l’atterrissage par lequel s’était conclu ce premier vol. Il s’était écrasé à l’endroit même où se tenait la Gerane du présent.

Elle vit ensuite le jeune trépassé qui, sans le savoir, consumait ses derniers instants de vie en sanglotant. Il tendait une main devant lui, comme si cette paume faible et tremblante pouvait empêcher la mort de venir le cueillir en pleine jeunesse. Le dragon la lui mordit.

L’huldra sentit la chair se déchirer, craquer, brûler, mollir entre ses crocs empruntés ! Les cris d’agonie, trop insupportables, l’arrachèrent à ce préambule de mise à mort.

— Tu as eu de ce noble sang sur les mains, pauvre fou ? souffla-t-elle au cadavre comme pour le supplier de la contredire.

Mais certainement, il en avait eu, et de façon coupable. Les Arcanes de Sang ne forlignent pas.

— Qui va là ! tonna une voix étrangère.

S’efforçant de l’ignorer, Gerane enfonça ses griffes dans la terre à qui elle communiqua ce qui lui restait de magie. Le sol s’ouvrit pour ensevelir la dépouille qui disparut en son sein.

— Ci-gira ton corps humain, souffla-t-elle. Personne ne viendra troubler son sommeil. Tout ira bien, je t’en fais la promesse.

Gerane posa une main délicate sur la couronne d’écaille du dragon qui tenait sa droite. L’éclat bleuté de son pouvoir se mêla à l’incandescence de lave qui courrait entre ses écailles. Ils se projetèrent ensemble hors de la Réalité.


La rosée imbibait l’herbe sous Gerane. Un vent vigoureux sifflait au-dessus d’elle. La constance de ce tumulte, faible, mais insidieux, la tira du demi-sommeil agité dans lequel elle ne se rappelait pas être tombée. Un pâle rayon de soleil lui tomba de la paupière dans l’iris lorsqu’elle ouvrit les yeux sur un ciel diurne parsemé d’étoiles.

Elle tourna la tête de droite et de gauche. Rien de ce qu’elle vit ne lui parut familier.

— Vous êtes réveillée ?

Elle se dressa subitement sur son séant. Sa précipitation lui donna le vertige. Assaillie de phosphènes, elle plissa les yeux vers la voix qui l’appelait pour discerner à contrejour la longue silhouette d’un golem.

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