15.1

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Célestine avait guetté le point du jour toute la nuit. Malgré le brouillard, le soleil avait daigné paraître. Au moment de voir l’astre se lever, elle n’était déjà plus tout à fait elle-même.

Elle s’était raccourci les cheveux aux épaules et avait transformé ses boucles brunes en mèches lisses châtain pâle. Un baume de sa confection était venu à bout de sa couleur et de sa texture naturelle. Dans la foulée, elle s’était décidée pour un nouveau nom : Néphélie. Son septième. Elle le garderait un an ou deux, puis passerait au suivant.

— Néphélie, répétait-elle à son miroir.

Le même reflet lui laissait voir Isaac, assoupi sur le lit de l’auberge où ils avaient élu domicile la veille. Dormir. C’était à cela qu’il occupait le plus clair du temps hors de son endroit secret.

À qui allait-elle pouvoir confier un enfant doté de magie et singulièrement peu doué pour le cacher ? Qui sous l’Empire Réel prendrait le risque de s’occuper d’un apatride sans en faire un esclave ? Pouvait-elle se permettre de le garder avec elle ?

— Pas éternellement.

Pas du tout.

Elle aurait aimé le laisser à Katina. Une femme si douce et si maternelle qu’elle aurait fait le bonheur de n’importe quel enfant. Le sort avait été assez cruel pour la faire mourir dans les flammes.

Néphélie s’étudiait dans la psyché pour effacer de sa pensée l’image du cadavre de son amie. Son reflet lui évoquait une inconnue encore trop familière. Elle envisagea de se retailler les sourcils, saisit une lame de rasoir, puis se décida.

— Que… Qui êtes-vous ? la surprit Isaac.

— Peste ! jura-t-elle en s’entaillant l’arcade.

— Célestine ? reconnut-il. Où est-ce qu’on est ? Où est Dragon ? Et où est… ?

Il aspira une exclamation aiguë.

— Le coffre, où est-ce qu’il est ? J’ai besoin de mon coffre pour… pour…

Il perdit le contrôle de sa respiration en palpant sa chemise de nuit pour fouiller des poches qu’ils n’avaient pas.

— Du calme, Isaac. Ton coffre est juste là.

Néphélie désigna le tabouret sur lequel elle avait pris soin de poser l’artefact pour qu’Isaac l’eut à portée de vue en se réveillant. Le petit garçon s’en saisit presque immédiatement et le serra contre son cœur.

Le coffre d’Isaac n’en était pas un. Pas au sens conventionnel du terme. Ce cube régulier ne pouvait rien contenir d’autre que le bois dans lequel il avait été taillé. Ses six faces étaient parcourues de profonds sillons anguleux qu’Isaac ne se lassait jamais de retracer du bout des doigts ou d’appuyer contre sa peau.

— J’ai encore beaucoup dormi ? devina-t-il.

— Moins que d’habitude, jaugea Néphélie.

Isaac fouilla la petite pièce de ses yeux mal ouverts.

— Pourquoi on est ici ? Et pourquoi tes cheveux sont plus comme avant ?

— Tu ne te rappelles rien ? Comme nous ne pouvions pas dormir au camp, je nous ai installés ici, hier. Nous allons sûrement rester quelques jours, le temps de faire le tri dans nos affaires et de te trouver un foyer.

— Un foyer ? répéta Isaac, confus.

— Une maison, une famille, expliqua maladroitement Néphélie, des gens pour prendre soin de toi…

— J’ai une maison ! répliqua-t-il en tendant son coffre à bout de bras. Et j’ai une famille ! J’ai une maman et j’ai une sœur, aussi ! Yue ! Elles prennent soin de moi !

— Isaac, je suis sûre que ta maman t’aime beaucoup, ou t’aimait beaucoup, mais elle n’est pas là pour le moment. Quant à Yue, elle n’est pas ta sœur. Pas plus qu’elle ne peut prendre soin de toi.

— Si, elle peut ! s’insurgea-t-il. Elle peut tout faire et ma maman aussi !

— Personne ne peut tout faire, Isaac ! Encore moins une petite fille de huit ans ! Tout ce qu’on croit très fort n’est pas forcément vrai ! Tu sais visiblement beaucoup de choses, mais tu n’as aucun sens des réalités !

Néphélie se rendit compte au moment même où les mots passèrent ses lèvres que son reproche était à la fois trop véhément et trop compliqué pour être formulé de but en blanc à un enfant de sept ans. Et que valait réellement son avis sur Isaac ? Que savait-elle vraiment de la réalité d’un enfant mage ?

— Lève-toi, le pria-t-elle d’un ton radouci. Nous sortons.



Les évènements de la veille revenaient à Yue comme un songe. Elle n’avait pourtant pas dormi de la nuit.

Ordinairement, lorsque l’insomnie la guettait, elle se tirait de sa couche, puis de sa tente pour rejoindre furtivement celle de son père. Neuf fois sur dix, elle l’y trouvait dans un état de trouble comparable au sien, de sorte qu’ils passaient des heures à se réconforter mutuellement pour ne se séparer qu’à l’aube.

Les rares fois où elle l’avait trouvé endormi et que, pour ne pas le réveiller, elle avait rebroussé chemin, il y avait toujours eu quelque noctambule pour lui dire un mot drôle ou gentil qui la consolait.

Yue n’avait plus rien entendu de gentil depuis la veille. Nul ne lui avait plus adressé la parole que pour la diriger : Debout. Avance. Entre. Prends. Assieds-toi. Tais-toi.

Mildred Makara l’avait envoyée passer la nuit dans une maison de charité. Elle y avait partagé les locaux des orphelins dont elle dut aussi revêtir l’habit. Filles et garçons y portaient les mêmes chemisette et culottes courtes, cheveux noués à la nuque.

En dépit de l’uniforme, Yue n’était pas parvenue à se fondre dans la masse des pensionnaires. Hors de son chapiteau, loin du devant de sa scène, sa physionomie n’était plus objet de fascination pour le commun, mais d’horreur. La petite fille ne le sentit jamais si bien qu’au milieu de tous ces enfants qui la fuyaient comme une lépreuse.

Un nœud dans l’estomac qui lui était remonté par à-coups jusque dans la gorge l’avait complètement privé d’appétit. Personne n’ayant eu l’idée de la forcer à manger, elle s’était passée de petit-déjeuner et, malgré la pluie, avait cédé au besoin de prendre l’air.

Elle béquillait aux balustrades en longeant les coursives qui encerclaient la cour depuis près d’une heure lorsqu’une jeune moniale vint interrompre sa promenade. Elle lui jeta le même regard de mépris qu’à tous ceux qu’elle avait rencontrés depuis la veille. Inconsciemment, elle avait englobé dans une même rancune tous ceux qui n’avaient pas su lui apporter le réconfort dont elle avait besoin. En somme, le monde entier.

C’était pourtant un beau sourire qu’arborait la religieuse et une jolie voix que la sienne. Une avec un rire dedans, comme celle de Sila. Elle avait un fort accent xe-en, malgré un Réel bien acquis.

— Alors, mignonne, tu rêvasses ? Cela fait bien dix minutes que je te cherche. Elle est ici, Monsieur Makara.

Yue leva les yeux vers celui que la moniale appelait et son cœur manqua un battement. Une haute et robuste silhouette engoncée dans un costume noir se profilait derrière celle de la jeune femme. Ses mains gantées se serraient, l’une sur un parapluie qu’il maniait comme une canne, l’autre sur un chapeau qu’il tenait contre sa poitrine.

Il avait la figure ronde et tachetée, le cheveu épais, la barbe dense et de très grands yeux bruns mal ouverts, très rouges. Pour résumer, il ne ressemblait en rien aux Makara que Yue connaissait.

— Merci, mademoiselle. Vous pouvez nous laisser.

La moniale salua pudiquement, puis s’esquiva, laissant Yue seule face à l’inconnu. La fillette recula de plusieurs pas.

— Tu as peur ? s’étonna l’homme. C’est vrai qu’on ne s’est pas encore rencontrés officiellement. Je suis Hiram Adade, ou Hiram Makara si tu préfères. Je suis l’époux de Mildred Makara que tu as rencontrée hier.

Yue regarda de tous côtés, comme si le ciel, le pavé ou la statue du père fondateur de la ville avaient pu lui souffler quelque chose à dire.

— Je… nous… bredouilla Hiram. J’ai à te parler sérieusement, tu veux bien ?

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