15.2
Toutes les fois qu’un adulte avait proposé de parler sérieusement à Yue, il avait été question, soit de lui annoncer de très mauvaises nouvelles, soit de lui reprocher quelque chose de très grave.
Rien n’effrayait Yue comme les discussions sérieuses.
— Tu trembles, j’ai l’impression, remarqua Hiram avec sollicitude. Aurais-tu froid ?
— Non, Mestre, répondit-elle d’une voix blanche.
— Allons-nous assoir au chaud, proposa-t-il malgré tout.
Il s’en fut vers l’entrée de la maison. Yue l’y suivit mécaniquement. La porte qu’ils empruntèrent les mena directement dans la salle commune, grande et haute sous plafond, pleine de poussière et d’échos. Une novice finissait d’y balayer les cendres qui avaient débordé du foyer fraichement éteint.
— Est-il possible d’occuper les lieux un petit moment ? demanda Hiram.
Le murmure de la jeune femme se perdit dans le fracas de la pelle métallique qu’elle fit tomber. Ni Yue ni Hiram ne l’entendirent distinctement, mais ils la virent tirer une chaise de sous la table la plus proche en manière d’invitation.
— Merci, fit le mestre en s’y installant, vous êtes bien aimable.
Elle s’était éclipsée avant de recevoir ce compliment.
— Ne reste pas debout, ma pauvre enfant. Installe-toi aussi.
N’eut égard à la dureté du sol, Yue s’agenouilla face à lui et s’assit sur les talons.
— Oh, non, pas de cela, je t’en prie, la réprouva Hiram. Prends une chaise, cela sera plus commode.
Yue hésita longtemps. Un sentiment d’inconfort l’envahit lorsqu’elle prit place face à son nouveau mestre. Elle posa ses mains sur la table, sous ses coudes, sur ses genoux, puis sous ses cuisses... Elle aurait voulu disparaître.
— Bien, inspira Hiram. Beaucoup de choses se sont passées depuis hier et… eh bien… Je te passe les détails, mais sache que tu… ou plutôt que ton père… ses droits de vie n’appartiennent plus à mon beau-frère, mais à mon épouse et moi. En propre, car nous les avons rachetés. Cela te regarde parce qu’à ton âge, tu dépends des mestres de tes parents. Tu sais que tu n’es esclave que parce que ton père l’est, n’est-ce pas ?
Yue opina.
— Tu es appelée à recouvrer ta liberté d’ici à tes dix-huit-ans, à moins que pour une raison ou une autre, tu ne puisses plus être affiliée à ton père, ou que lui-même soit affranchi. Est-ce que tu sais cela aussi ?
Yue n’avait compris qu’un mot sur deux. Elle se mordilla l’intérieur des joues et secoua la tête.
— Ce n’est pas très important. Nous y reviendrons lorsque tu seras un peu plus grande si nous sommes encore ensemble au moment opportun. Tu l’auras compris, mon épouse et moi sommes tes nouveaux mestres. En accord avec Mildred, tu dépends surtout de moi, et sache que je prends cette responsabilité très au sérieux. Je ne l’ai pas prise pour le plaisir d’avoir autorité sur toi, ni pour mon gain. D’ailleurs, rien de ce que tu serais en mesure de faire pour nous ne suffirait à combler ta dépense et je ne compte pas non plus sur le retour prochain de… enfin…
Confus, il se frictionna bruyamment la barbe.
— Je suis maladroit, s’excusa-t-il, c’est quelque chose qu’il faudra me pardonner souvent. Ce que j’essaie de te dire, c’est que j’ai l’intention de m’occuper de toi et de t’accorder ma protection comme à une enfant que je recueille et non comme à une charge que l’on m’impose. Cela me paraît juste, et j’aime la justice. Ne me regarde pas comme un méchant homme si quelque chose te déplait dans la vie que je veux t’offrir, mais parle-moi toujours bien sincèrement pour arranger ce qui aura besoin de l’être. T’en crois-tu capable ?
Yue baissa les yeux.
— J’imagine que non, devina Hiram. Il faut espérer que cela vienne avec le temps. Allons, mon enfant, ne prenons pas la poussière pour attendre.
Il se leva, prit soin de recaler sa chaise sous la table et s’épousseta.
— As-tu des affaires à récupérer ?
Yue secoua la tête.
— Même pas un manteau ? Je vais te faire mourir de froid si je te sors dans cette tenue.
— J’ai l’habitude, assura Yue.
À son tour, elle quitta sa chaise, puis se disposa à suivre Hiram vers la sortie.
Il bruinait. L’insignifiance de l’averse n’empêcha pas le mestre de déployer son grand parapluie noir. Il ne le maintint pas au-dessus de sa propre tête, néanmoins, mais plus à côté, plus bas, pour l’abriter elle. Ce geste fit naître une chaleur étrange dans la poitrine de Yue ; un sentiment piquant.
— Il te faut des habits de voyage, pauvre petite. Un long trajet nous attend et je ne veux pas qu’il te rende malade.
Une voiture trônait dans l’allée, attelée à deux grands chevaux bruns.
— Où est-ce qu’on va ? osa demander Yue alors qu’un valet leur ouvrait la portière.
Hiram fit assoir Yue avant de s’installer en face. Elle se trouva étrangement moins mal à l’aise assise dans l’habitacle qu’à table.
— Et bien, tu te seras peut-être doutée que je ne suis pas de ce pays, ni même d’aucune province de l’Empire Réel. Je suis né et j’ai grandi dans le Sultanat du Jerada où j’ai fait mon éducation. Comme je n’ai pas changé ma nationalité en épousant ma seconde femme, je ne peux passer que deux lunes de l’année hors de mes terres. Récemment, Mildred s’est décidée à m’y suivre pour de bon. C’est là-bas que nous allons.
Il fit signe au cocher de démarrer. La voiture se mit en branle.
— Est-ce que c’est très loin ?
— Assez. Demain matin, nous irons en voiture jusqu’au port Nao-Qin, puis en bateau jusqu’à celui d’Hizaar en descendant le grand fleuve que les locaux appellent le Mo-En. Au Jerada, nous l’appelons l’Alqar, et il nous faudra bien cinq jours pour arriver.
— Et vous avez un cirque, là-bas ?
— Euh… Non. Mon métier consiste à négocier du vin.
— Moi je suis acrobate équestre. Et mon papa, il est maître de manège. Pourquoi je dois vous suivre si vous avez pas de cirque ?
Après s’être donné quelques secondes pour assimiler les mots de la petite fille, Hiram chercha les siens.
— Tout doit te paraître très confus en ce moment, mais sache qu’à partir d’aujourd’hui, ton métier sera d’être une petite fille ordinaire. Pendant ce temps, de grandes personnes vont s’occuper de retrouver ton père et de vous réunir.
Yue se renfrogna.
— Quelles grandes personnes ?
— Tu ne fais pas confiance à ceux que tu ne connais pas, devina Hiram. Je ne peux pas t’en vouloir. C’est difficile d’avoir confiance en quelqu’un. Tel que tu me vois, je suis dans la même position que toi, contraint de m’en remettre à des gens que je ne connais pas pour me ramener quelqu’un que j’aime beaucoup. Mon fils aussi a disparu la nuit dernière. Jusqu’à peu, mon épouse et moi pensions qu’il s’était perdu dans la ville ou qu’il avait fugué mais…
Sa voix se brisa. Il dut s’éclaircir la gorge.
— ... à l’heure actuelle, notre hypothèse est qu’il se serait trouvé mêlé à l’assaut de la Grand-Place. Il n’est aucun signe de lui nulle part. Comme toi, je ne peux qu’attendre que les autorités compétentes fassent leur travail en me montrant patient et courageux.
— Comment vous faites ?
— Je ne sais pas vraiment. Je crois que je le fais très mal.
Yue baissa les yeux sur ses mains violacées par le froid et contempla ses ongles en se retenant de les ronger.
— Est-ce qu’il y a quelqu’un à Soun-Ko à qui tu voudrais dire au revoir ? reprit Hiram.
Yue dut réfléchir, mais subitement, l’image d’Isaac s’imposa à elle. En une seconde, elle fut assaillie par les mille et unes questions qu’elle aurait dû se poser la veille. Où était Isaac depuis qu’ils s’étaient séparés ? Resté dans l’endroit secret ? Retourné au cirque ? Si oui, était-il maintenant disparu comme les autres ? Ou blessé ? Ou pire ?
— Tout va bien ? s’inquiéta Hiram en découvrant qu’elle pouvait encore pâlir au-delà de son teint de craie.
— Non, je… il…
— Est-ce qu’il faut arrêter la voiture ?
Yue inspira profondément pour se calmer.
— Je pensais à mon petit frère, expliqua-t-elle.
— Ton petit frère ? répéta Hiram. Mildred ne m’avait pas dit que…
— On n’a pas les mêmes parents, mais c’est pareil ! le coupa-t-elle. On était… enfin c’est surtout moi qui étais fâchée et… j’ai pas été gentille du tout. Je sais pas s’il va bien, maintenant ! Il s’appelle Isaac. Il a sept ans et des cheveux tout frisés, avec des yeux verts très jolis. Mais on était pas tous seuls, y avait aussi la dame de la bambouseraie et le dragon ! Pas moi, mais l’autre !
— Yue, je… Tu veux bien reprendre plus calmement, s’il te plait ?
Une pointe d’amertume transperça la gorge de la petite fille. Elle se reconcentra sur sa respiration et, s’efforçant de ne pas parler charabia, elle reprit.
— L’année dernière, le cirque était en Opral. Un jour où on n’avait pas de travail, on se promenait au bord de la mer avec mon papa et je m’étais éloignée pour ramasser des coquillages. C’est là que j’ai rencontré Isaac. Il avait pas l’air d’avoir faim ou d’avoir mal, mais il était…
— Perdu ? supposa Hiram.
— Triste, rectifia Yue. Mais je crois que c’est un peu pareil. Il disait qu’il attendait quelqu’un, mais je sais pas pourquoi, j’étais persuadée que c’était moi, que personne d’autre viendrait. Alors j’ai dit que je pouvais être sa sœur en attendant que… quelque chose. Et même si on ne se comprend pas toujours, on… enfin surtout hier…
— Je pense avoir compris, reprit Hiram alors que Yue se taisait. Tu t’inquiètes pour Isaac que tu n’as plus vu depuis hier. Vous vous êtes disputés avant de vous séparer au cirque, tu te sens coupable et tu voudrais le revoir. Ai-je raison ?
Impressionnée par cette traduction plus que correcte, Yue grimaça un sourire.
— Si la présence de ce frère peut t’aider à supporter l’absence de ton père le temps qu’elle durera, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour vous réunir. La place ne manque pas dans ta future maison, qui est déjà pleine d’enfants. Je serais ravi d’y accueillir un de plus.
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