17.1
Au port d’Hizaar, les fils de riches commerçants et de pauvres pêcheurs, de tenanciers prospères et de vagabonds miséreux, d’officiers gradés et d’humbles matelots, nourrissaient tous une passion commune pour les bateaux.
Pour mieux observer les fleuves et les quais, les enfants de la ville avaient pour habitude de fureter dans les venelles et de s’introduire dans les cours des maisons proches de la rive, puis de s’établir sur leurs toits. Attroupés sur ces terrasses de terre crue, régalés de soleil, ils voyaient tout, et rien ne les enthousiasmait comme l’agitation bruyante qui précédait quotidiennement l’amarrage de baris en provenance de Brela, de Belcourt, de Quhai et de toutes les autres villes portuaires que l’Alqar et ses ramifications irriguaient.
À toute heure du jour, les barriques roulaient les unes à la suite des autres pour désencombrer les pontons, les sacs de grains et d’épices passaient de bras en bras, presque en volant, pareils aux effluves qu’ils exhalaient. La poussière s’éparpillait en nuages bas sous le claquement frénétique des sandales. Les vendeurs ambulants plaçaient de nouvelles pièces de viande en broche pour appâter les travailleurs que l’effort ne manquait jamais de mettre en appétit. De chaudes volutes agréablement odorantes s’élevaient de leurs étals jusqu’au ciel bleu d’azur. Enfin, sans laisser le moindre répit au silence, les riverains chantaient.
Deux ou trois airs se faisaient entendre plus souvent que les autres ; des airs dont le verbe jerild ancien n’était plus entendu de personne, mais dont la cadence plaisait à l’oreille. Il arrivait parfois que toutes les voix du port se rejoignissent en un seul chœur pour vocaliser le chagrin, le bonheur ou la chance.
De grand matin, au commencement du dernier cycle de crue, ce petit miracle s’était produit sur le quai principal. Maleka Adade, qui ne songeait alors qu’à tromper son ennui, avait jeté les premières notes d’une vieille romance qu’elle tenait de sa mère ; un morceau populaire pour voix de femme que beaucoup de celles qui l’entouraient eurent vite fait de reconnaître, certaines en pensant à l’être aimé, d’autres aux amours futures ou perdues. Toutes ou presque s’étaient alors mises à chanter. Ce fut un beau récital de sentiments. Il ne prit fin que lorsque le cri d’un nessie se fit entendre.
C’était un son formidable, lisse et pénétrant. Il troublait invariablement toutes les âmes du port.
Attelée à un bateau de Nao-Qin, la chimère se profila à l’horizon. Le mouvement poussif de son cou immense répondait en rythme à l’effort prodigieux de ses nageoires. Elles battaient la surface de l’Alqar et agitaient ses profondeurs inlassablement. Le monstre avait l’écaille brunie par le soleil méridional. Bientôt, dix ou quinze ans plus tôt que s’il était resté au fond d’un lac du grand nord, ce nessie rendrait l’âme.
Les grilles des canaux furent levées pour diriger et contenir l’attelage jusqu’à quai sur lequel devait débarquer ses passagers. Quelques minutes plus tard, délivrée de son attente, Maleka vit les passagers débarquer.
Les quatre esclaves qui l’accompagnaient, hommes et femmes à égalité, s’inclinèrent d’un bel ensemble lorsqu’après s’être détaché de la foule, celui qu’elle attendait parut devant elle. Entre ses bras, une petite fille dormait, enfant si pâle qu’on l’eut crue faite porcelaine.
Par-dessous le glapissement assourdissant du nessie qu’on tâchait de démuseler pour le gaver d’invendus de pêche, Maleka murmura à l’oreille du voyageur épuisé :
— J’ai guetté ton retour, Mon Astre.
Elle se hissa sur la pointe de ses pieds pour déposer un baiser sur son front incliné, puis sur l’ourlet supérieur de ses lèvres.
— Je sais ta bienveillance, répondit Hiram. Veux-tu prendre cette petite ? Il faut avoir soin d’elle.
Maleka soulagea les bras de son mari en prenant l’enfant contre son cœur. Elle fut surprise de la trouver si légère et si froide. Quelques notes d’une berceuse centenaire lui échappèrent tandis que de premiers sentiments tendres naissaient en elle pour ce petit être fragile.
Lors arriva l’étrangère, suive de la parente qui l'accompagnait. Mildred se rangea aux côtés d’Hiram, passa le bras autour de son buste et posa sa tête blonde sur son épaule ; l’envie de chanter passa à Maleka.
— Bonjour, salua froidement Mildred.
— Bonjour, répondit-t-elle en s’efforçant de garder le sourire et le ton poli. Je suis contente de te revoir.
La petite fille s’agita entre ses bras. Maleka fit doucement claquer sa langue pour l’apaiser.
— Son nom est Yue. Elle tient beaucoup à la relique qu’elle a entre les mains, précisa Hiram. Il ne faut surtout pas la lui retirer ou permettre qu’elle se perdre. Yue en aura besoin pour revoir son frère.
— Vraiment ? Où est-il, ce frère ?
— Je t’en parlerai plus amplement chez nous.
Il passa une main paternelle sur les cheveux cotonneux de l’enfant endormie.
— La pauvre petite traverse une période extrêmement difficile. Tâche de lui donner un peu de bonheur, si tu peux.
— Je ferai tout pour la rendre heureuse, promit Maleka.
— Pitié ! jeta l’étrangère dont l’accent écorchait violement le jerild, c’est de la fille d’un esclave qu’il s’agit, pas d’une Maharani.
— C’est une enfant, s’irrita Maleka, peu importe qui sont ses parents. Et si Hiram veut que j’en prenne soin, je ne la traiterai pas moins bien que si je l’avais mise au monde.
— Attends que ce petit monstre se réveille. Je te promets des désillusions.
— Yue est un peu déboussolée, tempéra Hiram. Tu auras peut-être un peu de mal à interagir avec elle au commencement, mais je crois assez en tes qualités de mère pour surmonter cette difficulté.
Sa coépouse leva les yeux au ciel et grommela quelques plaintes d’un dialecte de sa conception, mêlant tous ceux dont elle connaissait les bases.
— Si tu as fini de jeter des fleurs à cette femme, nous pouvons peut-être y aller ? s’impatienta Mildred. Ma tante et moi avons besoin de repos.
— Cette femme ? répéta Maleka en contenant mal son indignation.
— S’il vous plait, intervint Hiram, je ne veux pas de disputes entre vous, ni maintenant, ni plus tard. Si vous ne pouvez pas vous entendre, il vous suffit de ne pas vous parler. Rentrons, maintenant. Je suis épuisé aussi.
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