20.2
Sous le regard ahuri d’Adelpha et celui empli d’admiration de Yue, le monticule se souleva et une silhouette humaine émergea du sable ; celle d’un jeune homme élancé dont les très longs cheveux sombres et ondulés voilaient la figure. Par-dessus son habit, d’innombrables sangles lui jalonnaient les membres, maintenant des poches plus ou moins grandes, plus ou moins pleines, toutes taillées dans le même cuir brun que celui du bissac qui lui ployait les épaules. Deux gourdes pendues à sa ceinture s’entrechoquaient avec bruit. Il en saisit une et se la vida goulument dans la bouche, puis sur le visage pour en ôter le sable.
De petites taches piquetaient densément sa peau hâlée, jusque sur ses mains, qu’il avait très grandes.
Le jeune homme extirpa ses imposantes bottes de la dune affaissée dont il avait crevé la surface et posa un genou à terre pour se mettre au niveau de Yue.
— Toi, tu dois être Yue, devina-t-il. Tu me fais l’effet d’une petite fille courageuse, tu sais ? Un de ces jours, je t’emmènerai à l’aventure, si tu es partante.
Un sourire fugace illumina le visage de Yue pour lui rendre momentanément tout l’éclat de ses huit ans.
— Tu as un très joli sourire, souligna-t-il. J’espère te le voir souvent.
Il se redressa.
— Adelpha Makara, je suppose. Je suis Ibranhem Adade. Ravi de vous rencontrer.
Il s’inclina profondément.
— Ibranhem ? répéta Adelpha d’une voix blanche. Le fils aîné d’Hiram ?
— Lui-même. J’espère que vous ne m’en voulez pas de rentrer si tard le jour de votre arrivée. J’aurais voulu vous accueillir ce matin, mais j’ai été retenu. Désolé aussi de vous avoir fait peur.
— Je… Ciel ! Expliquez-vous, jeune homme ! Je savais que les jeradiens étaient ouverts à la magie mais… Et vous parlez réel ?
— Je parle réel, jerild, qessaran et tulis couramment. En outre, je maîtrise les rudiments de quelque six autres langues. Évidemment, je signe, aussi. Mon éducation ne saurait être complète sans cela.
— Ce… certainement, mais… cette créature !
— L’homa ? Rassurez-vous, c’est un esprit bienveillant qui prête sa magie aux voyageurs, pas une chimère sanguinaire qui m’a dévoré les entrailles. Quelques arcanes primaires suffisent à contrôler son pouvoir et il se trouve que mes bases sont solides.
— C’est insensé ! La place d’un monstre pareil est dans une cage !
— Pas au Jerada, Madame Makara, répondit-il froidement. Ici, les chimères courent les rues comme les lapins. Tout le monde sait à peu près se défendre contre celles qui sont réellement dangereuses. Excusez-moi, maintenant, je dois aller me changer. À bientôt, j’espère.
Sans qu’elle ne s’y attendît, Yue fut prise par les épaules et poussée en avant par Ibranhem. Elle chancela tous les deux pas sur plusieurs mètres. La douleur de sa cheville lui irradiait toute la jambe.
— Mestre ? hasarda-t-elle pour le faire ralentir.
— Je ne suis pas ton Mestre et tu n’es pas mon esclave. Appelle-moi Ibranhem tout court, ou n’importe comment, mais pas comme ça. En plus, je n’ai que seize ans. Ça fait vieux, Mestre.
— C’est beaucoup, seize ans ! se récria Yue. Et vous me faites mal ! J’ai mal à la jambe !
Ibranhem s’arrêta. Il considéra Yue de haut en bas et remarqua enfin l’attelle à sa cheville droite.
— Oh. Excuse-moi.
Toujours sans prévenir, il tira d’une de ses innombrables poches une allumette et une plume dont il embrasa le bout. Il l’agita sous le nez de Yue qui huma sans le vouloir une goulée de fumée. Elle toussa.
— Respire normalement et bois beaucoup d’eau, l’instruisit-il en lui tendant une gourde. Tu devrais aller mieux d’ici quelques heures. J’ai bien dit aller mieux, pas guérir, alors continues à faire attention. Essaie d’éviter ma belle-mère, aussi. Elle pourrait te donner des maux de tête. Personnellement, c’est l’effet qu’elle me fait.
— M… Merci, mais…
— Yue, interrompit-il à nouveau, mais, c’est le pire mot possible à mettre après merci.
La petite fille se renfrogna.
— C’est pas poli de couper la parole ! s’insurgea-t-elle.
— Tu as raison, mais j’ai rarement le temps d’écouter parler les autres. J’ai beaucoup de choses à dire et peu de temps à perdre. D’ailleurs, j’en ai déjà passé un peu trop à discuter avec toi, joli sourire. Je te laisse retourner seule dans ta chambre, d’accord ? Bienvenue chez toi !
Yue papillonna en regardant s’éloigner Ibranhem, puis elle se ceintura la gorge en sentant une gêne s’y aiguiser. Les portes de sa parole, brièvement forcées, se refermaient dans la douleur.
Annotations