28.1
Isaac et son golem s’étaient effondrés ensemble. Depuis, le petit garçon n’avait plus rouvert les yeux, ni Yue fermé les siens. Au creux de ses mains froides, elle avait gardé celles de son frère enlacées toute la nuit. Ses doigts à lui avaient la délicatesse du lin et palpitaient chaudement, comme s’il avait eu le cœur dans les paumes plutôt que dans la poitrine.
De temps à autre, Yue avait collé l’oreille contre son buste pour sentir ce pouls à la source. Il était comme un tambour fou. La petite fille en concevait de grandes inquiétudes, sans s’apercevoir que son état à elle était à peine moins alarmant. Une teinte de bleu s’était drapée sur l’incarnat de ses lèvres et le souffle qui s’en échappait depuis stridulait. Ses paupières rougeoyaient et son corps courbaturé avait la rigidité de la pierre morte.
Morte, elle avait le sentiment de l’être.
Il n’y avait qu’un seul hôpital à Hizaar, trop petit pour une population trop dense, et où souvent, le nécessaire manquait. Les blessés de la veille avaient donc été soignés sur place, y compris Krisha qu’il avait fallu amputer du bras, et Ibranhem, atrocement brûlé. Une grande chambre de l’étage haut avait été aménagée en clinique de fortune pour faciliter le travail du peu de main d’œuvre disponible en y réunissant les convalescents et leurs veilleurs. Isaac, lui, avait été installé dans la chambre de Yue, seule condition sous laquelle la petite fille avait accepté de la regagner. Son dernier acte d’obtempérance avait consisté à se laisser mettre en robe de nuit et décoiffer. Au-delà, il avait été impossible de la faire manger, boire, dormir ou seulement s’allonger.
Alors que le soleil poignait et que l’ocre de ses rayons filtrait délicatement à travers la soie colorée de ses rideaux, Yue se leva de sa chaise de garde malade. Ses jambes la soutenaient mal. Elle se traîna jusqu’au placard d’où elle tira un vieux sac de toile rapiécé et dont elle se mit les bandoulières en écharpe. En son sein, elle plaça la relique d’Isaac – le coffre – puis son trésor personnel – le carrousel musical. Sans se résoudre à l’abandonner, elle ne se souciait plus autant que la veille de ne pas abimer cet objet. En vérité, elle ne se souciait plus de grand-chose.
Les jambes battues par son bagage, elle retourna à Isaac, lui arracha sa couverture, puis le tira à elle. Laborieusement, elle le chargea sur son dos, logeant ses coudes sous l’articulation des genoux de son frère et laissant pendre sa tête enfiévrée sur son épaule. Enfin, à pas douloureux mais décidés, elle quitta la pièce, puis l’aile gauche du palais.
En quatre ou cinq élans entrecoupés de longues pauses, elle parvint à descendre l’escalier courbe. Hors d’haleine, exsangue, elle trouva encore la force de s’écorcher les pieds sur les ruines de la veille. Elle fit une courte halte près monticule de roche qu’avait été le golem, ramassa une petite pierre coupante amoncelée à hauteur de son bras et, sans se formaliser des taches sombres qui la maculaient, alourdit son sac de ce troisième. Sans vraiment savoir pourquoi.
Elle marcha les quelques pas qui la séparaient de la grande entrée : sa grande sortie. De l’autre côté, une longue allée s’offrit à ses yeux fatigués. Elle déglutit, rehaussa l’assise d’Isaac, puis s’élança sur le sentier. Un grand portail se dressait au bout. Yue espérait qu’il fût ouvert, ou que les barreaux se trouvassent assez espacés pour qu’elle y glissât successivement son sac, sa personne, puis celle de son frère.
Par le heureux hasard d’une extraordinaire imprudence, il n’était ni verrouillé ni gardé. Elle n’eut qu’à faire grincer quelques gongs pour le franchir.
Le domaine des Adade était loin de tout, sauf d’une très vieille saline et d’une maison de passe déguisée en commerce de houka. Ni l’une ni l’autre de ces destinations n’étaient celle de Yue. Elle n’en avait d’ailleurs pas de précise. Sa seule certitude était de ne pas vouloir rester au même endroit plus longtemps.
Au bout de quelques pas hors de la résidence, elle se repentit d’être sortie sans chaussures. Aux petites éraflures qu’elle s’était infligée en marchant sur les débris s’ajoutait désormais la brûlure du pavé sablonneux que la nuit n’avait que peu refroidi.
Elle chuta. Ses genoux en souffrirent. Pas Isaac, heureusement. Ce petit accident, le premier d’une longue série, fit penser à Yue qu’elle était infiniment plus faible que ce qu’elle s’était toujours plut à croire.
Heureusement pour sa fierté, la route était déserte.
— Hé !
Presque déserte.
— Hé, toi !
Yue accéléra le pas. Rectification ; Yue crut aller plus vite en contractant la mâchoire à défaut d’avoir plus de force à se mettre dans les jambes.
— Où est-ce que tu vas, comme ça, avec ce p’tit ?
Sans s’arrêter, la petite fille lui jeta un regard oblique. L’homme qui la hélait de l’autre bout de la rue avait l’accent jerild au même degré qu’Hiram, mais la voix moins grave, moins adulte. C’était un jeune homme au crâne rasé et à la barbe incomplète. Il avait la carrure épaisse, grâce à quoi la charrette à deux roues qu’il tirait ne semblait pas lui être un fardeau, contrairement à Isaac dont la charge faisait ployer Yue. Au terme de son observation, la petite se détourna de celui qui la fixait encore et la fixerait longtemps.
Cette situation n’était pas étrangère au commissionnaire. Une fois déjà, alors qu’il effectuait des livraisons très matinales au nom de son Mestre, il avait croisé la route d’un garçon des rues qui, étourdi par la faim et les coups qu’un marchand lui avait assénés pour un larcin, chancelait au bord de la route. Plus tard dans la matinée, il l’avait revu au même endroit. Mort. Encore ce garçon avait-il été plus grand et costaud que la bambine qu’il regardait tituber depuis trois longues minutes.
Tant pis, se résigna-t-il.
Il serait peut-être un peu battu pour avoir fait un détour, mais cela lui ferait toujours moins mal que d’avoir une autre mort sur la conscience. Déviant de son chemin, sa charrette branlant dangereusement derrière lui, il courut aux deux enfants.
— Attends, s’il te plait. Je ne suis pas méchant, je te le jure. Je veux seulement…
Il tressaillit en croisant le regard vairon de la petite errante.
— …t’aider, acheva-t-il sans être plus sûr de ses intentions. Je m’appelle Khamil.
Yue fronça les sourcils en se demandant ce qu’elle était supposée faire de cette information.
— Elles sont loin, les prochaines maisons, par là. Tu vas marcher longtemps et le soleil va commencer à être fort. Très fort. Laisse-moi vous accompagner quelque part, n’importe où.
Khamil avait l’impression de parler à la coquille d’un œuf vide.
— Tu comprends ce que je dis ?
Yue comprenait. Ou peut-être pas.
— Vous pouvez monter sur la charrette. Les enfants aiment beaucoup, c’est très amusant, comme un manège.
Elle s’arrêta.
— Tu veux ? crut comprendre Khamil dans un élan d’optimisme. Allez, monte ! Je te promets que tu vas aimer.
Confusément, Yue tâcha de se rappeler de quelque chose que son père lui avait recommandé face aux inconnus et à leurs promesses. Comme elle avait l’esprit engourdi au même degré que le corps, rien ne lui venait.
— Je dois retourner au cirque, bruissa-t-elle. Vous pouvez nous ramener au cirque ?
Khamil ne savait pas ce qu’était un cirque, mais aîné d’une fratrie de sept, il était versé dans l’art de mentir aux enfants pour leur propre bien.
— Au cirque ? répéta-t-il avec entrain. Bien sûr que oui, j’y vais tous les jours !
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