28.2
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Mildred s’éveilla vers dix heures. Un bol empli d’une infusion tiède trônait au centre d’une desserte charriée près de son lit. Deux moustiques s’y étaient noyés. Nonchalamment, la mestresse jeta contenu et contenant au sol en se promettant de faire ramasser les bris par les mains nues de celui ou celle qui avait eu l’indélicatesse de lui servir une boisson sans la couvrir. Consolée par cette idée, elle s’étira comme au sortir d’une nuit paisible, tout en se disant qu’elle en avait rarement passée de si mauvaise.
Elle n’avait pas un vêtement sur le corps en s’extirpant de ses draps. L’idée de se vêtir l’effleura, puis la quitta sans conséquence. Elle n’avait l’intention, ni de quitter sa chambre, ni de permettre qu’on y entrât. Or, sous le climat méridional, la peau humaine tenait déjà plus qu’assez chaud.
La porte s’ouvrit, cependant. Mildred jura en se jetant dessus la première étoffe disponible. Maleka entra et lui darda un regard perplexe, sans comprendre la raison de son embarras.
— Je… j’ai entendu du bruit, se justifia-t-elle.
— On ne frappe jamais aux portes, dans votre pays ? pesta Mildred.
Maleka ferma les yeux pour discrètement les lever au ciel.
— Rowena, les vraies maisons jeradiennes n’ont de portes que pour le hammam et pour séparer l’enceinte de l’extérieur. Ces panneaux coulissants ont été installés à la demande d’Hiram un peu avant votre mariage, pour ne pas te dépayser au cas où tu voudrais vivre ici. Il ne te l’a jamais dit ?
— Non, et je m’en moque. Retourne-toi, exigea Mildred.
— Tu es sérieuse ?
— Retourne-toi, répéta-t-elle plus vertement.
Maleka dut prendre sur elle pour ne pas soupirer et se plier à ce caprice. Cette pudeur excessive s’ajoutait à la longue liste de ce qu’elle ne comprenait pas aux mœurs de sa coépouse.
— C’est bon.
Maleka reposa sur Mildred le vert bruni de ses yeux. Sa coépouse avait prestement passé un peignoir de coton léger qui la voilait des épaules aux chevilles, puis s’était rassise sur son lit.
— Hiram est inquiet pour toi, lui apprit-elle, désireuse de couper court au dialogue insensé qui avait précédé. Il m’a demandé de veiller sur toi, pour pallier le manque d’esclaves.
Elle balaya le sol du regard.
— Je vois que tu n’as pas aimé mon thé. Je te l’avais préparé au cas où tu aurais eu la migraine en te réveillant.
Mildred tortilla des lèvres, gênée. Pour ne pas avoir à se justifier, elle changea de sujet.
— Où est ma tante ? s’enquit-elle. Je me serais attendue à ce que ce soit elle qui vienne me déranger au saut du lit.
— Adelpha est partie au temple, ce matin, et n’en est pas encore revenue. Veux-tu l’y rejoindre ? Je peux te mener, si tu veux.
— Je n’ai ni son amour pour l’architecture, ni idole à prier.
— Tu devrais peut-être. La magie n’est pas qu’une science, c’est d’abord un langage. Si on ne s’adresse jamais aux figures qui l’incarnent, elle ne nous écoute pas aux moments opportuns. Mais si tu ne veux pas t’adresser aux astres ou aux divins, tu voudras peut-être aller parler à ton fils. Il te demandait, hier.
— Mon fils est mort, répondit Mildred avec tout le venin qu’il lui était possible de cracher à chaque syllabe. Je te prie de désigner autrement la chose qui revêt ses traits. En outre, je me passerai des cours de communications d’une illettrée.
Maleka tâcha de ne pas prendre cette dernière pique trop à cœur.
— Loin de moi l’idée de te contrarier. Et puisque tu sembles bien aller, je suis maintenant libre de sortir. J’ai des choses à faire en ville. Si tu as besoin de quelque chose, il faudra t’adresser à Tara, mais je te préviens qu’elle a pour ordre de prioriser le soin des blessés si le besoin s’en fait ressentir.
— Y a-t-il si peu de personnel disponible que je doive composer avec cette incompétente ? Je croyais qu’il n’y avait que cinq ou six blessés.
— Un grand brûlé, deux blessés graves, et quatre victimes de fractures ouvertes, sans compter toutes les lésions internes et externes cumulées par ceux-là et d’autres. À côté de cela, il y a trois sépultures à préparer, dont celle de l’huldra qu’il faudrait mener jusqu’au tréfond de l’Almahar pour éloigner le mal de la maison. Il y a les caves à surveiller pour la raison que tu sais, la grande entrée à déblayer, les jumelles à garder et l’ouvrage ordinaire à accomplir. Pour couronner le tout, Yue et son petit frère à rechercher. Conçois-tu qu’il faille un peu de main d’œuvre pour tout cela ?
Mildred battit lentement des cils et son expression se teinta d’incompréhension. Maleka réalisa qu’elle ne lui avait pas encore parler de l’incident du matin.
— La chambre de Yue était vide lorsque j’ai voulu la lever, rapporta-t-elle. Nous supposons qu’elle et son petit frère sont allés faire une… trop longue promenade. Les enfants ont tendance à faire ce genre de choses quand ils sont angoissés. Il faut reconnaître que ceux-là ont de quoi l’être. Vraisemblablement, ils sont partis très tôt, mais ça ne fait que deux heures que nous sommes après eux.
— Allez-vous me perdre un enfant toutes les fois que je m’autoriserai à fermer l’œil ? commença Mildred de cette intonation lente et hautaine qu’était la sienne dans les moments de raillerie. Soit. Celle-ci m’importe peu. Je suis même assez contente de la savoir partie.
Ce fut au tour de Maleka d’être étonnée. Elle s’était attendue à beaucoup d’esclandre, pas à autant de détachement.
— Pour souffrir des enfants qui ne sont pas les miens, tes jumelles et ton fils me suffisent, jeta Mildred. Je n’allais pas m’encombrer éternellement de cette idiote. En fait, je comptais la faire changer de nom avant de l’offrir à une communauté recluse d’ici la fin de l’année. Ils en auraient fait ce que bon leur auraient semblé et plus personne n’aurait eu à entendre parler d’elle.
Prise d’un début de vertige, Maleka se reposa sur le siège le plus proche.
— Hiram ne m’a pas…
— Hiram n’en sait rien. J’avais besoin de quelqu’un pour s’occuper d’elle et d’un nom autre que le mien à mettre sur les registres de Soun-Ko quand j’ai pris à charge les biens de mon frère. Les impérialistes sont du genre procédurier, il m’aurait été difficile de me débarrasser d’elle sans laisser de traces gênantes sur le blason de ma famille. Puis cela faisait plaisir à Hiram de veiller sur Yue en l’absence de ses enfants, d’autant qu’elle lui fait penser à Emaëra. Elle a eu le mérite de le distraire un temps, mais plus personne ici n’a besoin d’elle. En plus du gouffre financier qu’elle représente, elle pourrait nous attirer des problèmes.
— C’est d’une petite fille de huit ans que tu parles, Rowena ! Quel genre de problème crois-tu qu’elle puisse causer ?
— Je crois savoir qu’une hybride carnivore a surgit du néant pour la réclamer. Te faut-il autre chose ?
— Ce n’est pas de la faute de Yue si cette femme l’a prise pour cible. Ce peut être un hasard. Que savons-nous des raisons qui la motivaient ?
Mildred se malaxa les tempes.
— Nous savons que sa mère était une apatride, que cette apatride avait un frère et que ce frère, doté de magie, a décimé l’Héliaque. L’huldra était à ses ordre durant l’assaut. Je suppose qu’Hiram ne t’a pas partagé nos rapports d’enquêtes pour ne pas t’affoler.
— Hiram ne me cacherait pas d’information si importante. Si ce que tu dis est vrai, toute la maison est en danger.
— La maison est en danger quoiqu’il arrive. Ton mari prend un dragon pour son fils. Et que dire de cet étrange petit garçon que Yue appelle son frère et de sa magie de conte de fée ? Bienvenue dans le monde de la noblesse réelle et des collectionneurs. Il nous tombe sans arrêt des calamités sur les bras. J’espère que les tiens sont solides.
— Je ne pense pas que le dragon soit dangereux. Hiram dit que ce n’est qu’un bébé. Quant à Isaac, il a sauvé plus de vies qu’il n’en a mises en péril. La magie est source de vie avant d’être vectrice de mort. Si Yue possède également une force magique, il est de notre devoir de…
— Arrête tes grandes phrases, j’en suis lasse, l’interrompit Mildred. Et aux dernières nouvelles, ce n’était pas l’amour fusionnel entre la gamine et toi. À part éroder ton image de mère parfaite auprès d’Hiram et te provoquer des migraines, elle n’a rien à t’apporter. Suis mon conseil et fait arrêter les recherches. Si elle et son frère reviennent d’eux-mêmes ou qu’on nous la ramène, il sera toujours temps de les abandonner à quelqu’un plus tard.
Maleka serra les dents.
— Tu es une femme détestable, lui reprocha-t-elle. Me croire capable d’abandonner deux enfants sans ressources sous prétexte que je n’ai encore réussi à me faire apprécier d’eux ? Cesse de te prendre pour le chef de famille ! Il n’y a qu’une personne ici dont l’autorité suffit à déloger Yue, Isaac, ou Benabard de ce foyer : Hiram, notre mari. Le mien, tout au moins. Il est temps que tu apprennes à le respecter, et à me respecter. Je suis ton aînée, m’entends-tu ?
— Mon ainée ? Nul besoin de t’entendre, répartit Mildred, tes rides en témoignent, Maleka.
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