28.3
☼
Bercée par l’avancée de la charrette, Yue avait fini par s’endormir. Cela n’aurait pas étonné Khamil si la position dans laquelle elle était tombée de sommeil n’avait pas été si inconfortable. Après avoir aménagé une couche plus que suffisante à son frère, elle s’était contorsionnée dans ce qui restait d’espace libre entre lui et les marchandises. Sa bienveillance candide avait fait sourire Khamil.
Inquiet de ce que le soleil pourrait faire de dégâts à sa peau trop blanche – étonné qu’elle ne fût pas déjà brulée – il avait eu soin d’improviser une bâche au-dessus d’elle et de la du petit frère déjà fébrible qui l’accompagnait.
Profitant de leur sommeil, il effectua ses livraisons les plus pressantes. Ce faisant, il arriva à l’hôpital une ou deux heures plus tôt que prévu, plus ou moins déterminé à demander la charité pour les deux âmes errantes qui lui pesaient sur les bras et la conscience.
Tandis qu’il déchargeait le paquet quotidien des guérisseurs – toujours trop léger pour ce qu’ils devaient en faire – en tâchant de ne pas gêner ses passagers, la rumeur d’une conversation étrange lui tomba dans l’oreille. Adossé à une maison voisine, un ouvrier en faisait à son épouse le récit animé. Occupée à épousseter un tapis, cette dernière l’entendait plus qu’elle ne l’écoutait.
— Quoi ? Tu m’crois pas ? s’irrita l’homme, confondant indifférence et incrédulité. T’as qu’à demander à Asmad ! Lui aussi, il était là. Y a eu du grabuge au palais, hier soir. Quand on croise des esclaves de là-bas et qu’on leur pose des questions, ils baissent la tête et ils s’en vont.
— C’est normal, ça, s’agaça la femme. Ça se fait pas de parler de ses mestres. Et essaie pas de les forcer, tu vas leur attirer des problèmes.
— Je suis sûr que ça a à voir avec l’étrangère qui vient de débarquer. On dit qu’elle vient d’une de ces familles de la noblesse impérialiste qui capturent des chimères juste comme ça, pour le jeu, puis qui les gardent dans des cages dorées, comme des décorations. Elle a dû ramener des bêtes dangereuses qui sont devenues folles.
— Et tu crois pas qu’on l’aurait vu, si un truc pareil avait traversé le port ?
— Peut-être qu’il nous est passé sous le nez sans qu’on s’en rende compte : un truc magique, ou un de ces humains qui peut se transformer en bête ? La gamine qu’ils gardent chez eux, tu trouves pas qu’elle a l’air louche ?
— Je l’ai pas vue, cette gamine.
— Bah elle est descendue du bateau avec eux, et elle est toute blanche.
— Bah alors ?
— Et quoi ? Quand je dis qu’elle est blanche, c’est qu’elle est blanche comme un nuage est blanc, et jusqu’aux cheveux ! T’as déjà vu des gens comme ça, toi ?
— Elle a trois bras ? Un œil sur le front ?
— Bah non.
— Alors elle est pas louche, elle a juste la tête d’un endroit que tu connais pas. Manquerait plus que quelqu’un t’écoute et prenne cette pauvre petite pour une fabuleuse ! Tu sais pas qu’une des filles du palais a failli se faire enlever plein de fois à cause de ce genre de commérage ? Heureusement qu’elle est bien née, sinon, elle aurait déjà rejoint les réseaux d’en bas.
Khamil avait écouté cet échange d’une oreille de plus en plus attentive. Arrivé là, il se tenait immobile, les mains crispées sur une sangle qu’il oubliait de tirer et la bouche ouverte sur une exclamation muette.
Hizaar n’était pas le siège du Sultan, ni même son repose-pied, mais une petite ville portuaire sans le sou dont les quais absorbaient à peine les surplus de celui de Ghiz. Elle n’accueillait qu’une résidence digne d’être appelée un palais : celle des Adade. Khamil savait de source sûre que les esclaves qui y travaillaient – en nombre considérable – étaient formés à prévenir ou pallier toute sorte de situation délicate, de sorte que le domaine jouissait d’une grande autonomie et d’une sécurité aussi solide qu’opaque.
Beaucoup des mesures de sûreté décidées par les mestres venaient justement du fait que les faux semblants fabuleux d’Emaëra, leur fille aux yeux vairons, avait attisé de sombres convoitises.
Même en pays jerild, il y avait beaucoup d’argent à se faire dans le commerce illégal de fabuleux. Le trafic souterrain y était même plus prolifique qu’ailleurs. Les exploitations minières de tout le continent faisaient travailler au noir quelques centaines de bergleutes – auxquels les manufacturiers préféraient les lutins – et les réseaux de prostitution étaient tous saturés d’épigées et d’hydriades non déclarées comme les domaines agricoles l’étaient d’hommes-bêtes travaillant la nuit. Certains étaient même achetés ou vendus simplement pour leurs apparences : des bibelots vivants, sirènes d’aquarium et petites fées sous cloche entre autres.
Tremblant d’angoisse, Khamil reconsidéra le frère et la sœur endormis, sous leur pare-soleil. Il déglutit, convaincu que d’une façon ou d’une autre, il aurait à regretter sa bonne action.
— Je vais me faire tuer… dégosilla-t-il douloureusement.
☼
Annotations