28.4
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La chaleur était accablante à l’approche du zénith. Elle irradiait du ciel trop bleu comme du sol trop sec. Les poumons gonflés d’air brûlant, Maleka respirait à petits traits, en sifflements doux-aigus, et toussait lorsque de la poussière se mêlait à son souffle. De temps à autre, son esclave lui proposait une gorgée d’eau qu’elle déclinait poliment, en place de quoi elle l’encourageait à désaltérer les travailleurs qu’ils croisaient aux abords du marché. C’était là une sorte de convention tacite. Il était de bon ton qu’une personne suffisamment riche pour entretenir chez elle des bassins ornementaux s’abstienne de boire ostensiblement en public. Si d’aventure, Maleka avait eu soif – en l’occurrence, la gorge lui brulait – il lui aurait fallu acheter de quoi se satisfaire. Pas de son propre chef, évidement, mais au hasard d’une conversation ou sur l’invitation d’un marchand. Malheureusement pour elle, personne n’était jamais assez hardi pour lui proposer la plus petite goutte de quoi que ce fût. Son mari fournissait en boissons des tables d’émirs, lui proposer du vin à elle aurait été comme essayer de vendre une parure à l’épouse du joaillier de la Sultane : ridicule, sinon inconvenant.
Pour le meilleur et le pire, la stricte observation des convenances était le propre de Maleka Adade. Elle était si bien connue pour cela que, soit par crainte, soit par respect, les riverains avaient tendance à se surveiller en sa présence. Une sphère d’humilité gravitait autour d’elle tandis qu’allant d’étals en étals, elle remplissait son panier, tantôt de petits articles, tantôt de bons de commandes. Nul n’osait l’interroger sur ce qui, quelques minutes plus tôt, avait fait jouer toutes les langues.
Que s’était-il passé au palais pour que tant de gens y aient entendu du bruit la veille ? Pourquoi Emaëra et Ismé n’étaient-elles pas allées à l’école ce matin-là ? Pour quelle raison des esclaves du palais avaient-ils l’air d’errer sans but dans toute la ville depuis des heures ? Pourquoi Maleka faisait-elle ses courses avec Fareh plutôt qu’avec Krisha ? À quel usage destinait-elle toutes les plantes médicinales qu’elle venait d’acquérir ?
Un rire confinant au sanglot agita les côtes de Maleka lorsqu’elle songea à ce qu’elle aurait sincèrement pu répondre à l’une au l’autre de ces questions. En quels termes de convenance aurait-elle pu parler de la façon dont sa maison avait failli être détruite ? De la mort de deux de ses esclaves ? De l’alitement de son fils ? De la disparition de deux enfants à sa charge ou encore du dragon dans sa cave ?
Une larme acide lui barra la joue d’une coulure noire. Elle baissa la tête et rajusta son voile pour s’ombrer le visage.
Maleka laissa tomber un dernier bouquet d’herbe dans son panier. Son esclave tira un sou de sa bourse, régla le marchand, puis suivit. Quelques pas plus loin leur chemin croisa celui d’un homme pressé. La mestresse et lui se heurtèrent brutalement. Fareh rattrapa Maleka pour prévenir sa chute tandis que l’autre tombait.
— Faites attention !
Son intonation était double, ourlé de bienveillance à l’égard de Maleka et chargée de menace à l’encontre de celui qui l’avait peut-être blessée.
— Tout va bien, assura Maleka en recouvrant son équilibre.
Ce message-là aussi était à entendre de deux façons. Il recelait un ordre implicite de repos ainsi que l’expression d’un pardon gracieux.
L’interpelé secoua la tête avant d’esquisser un mouvement pour se relever, puis s’immobilisa en posant enfin les yeux sur Maleka. Il s’agenouilla dans la seconde et se confondit en excuses aussi maladroites que bruyante.
Affreusement gênée, Maleka tenta de s’adoucir la voix, tout en parlant assez haut pour que les oreilles tendues dans leur direction comprennent la nature du quiproquo avant d’en faire un ragot désobligeant.
— Jeune homme, je vous assure que tout va bien. L’un comme l’autre, nous avancions sans regarder où nous allions. Tâchons seulement d’être plus…
— Mestresse, interrompit Fareh.
D’un signe de tête, elle intima à Maleka de regarder en direction de la charrette du coursier. Maleka approcha, d’abord sans rien voir, puis son œil glissa plus avant sous la bâche. Ses sourcils tressautèrent, provoquant le ruissellement d’une lourde goutte de sueur, de sa tempe à son menton.
— Je vous jure, balbutia Khamil, j’étais en train de la ramener, je… je n’essayais pas de vous la voler ! En fait, au départ, je ne savais même pas qu’elle était à vous !
D’un geste sec, Fareh arracha sa bâche à la charrette, découvrant les deux petits passagers assoupis entre les ballots de marchandises. Son regard durci tomba comme une chape de plomb sur le dos du coursier. Dès lors, comprenant la gravité du soupçon qui pesait sur lui, il tenta de se justifier.
— Je n’essayais pas de les cacher, je… Elle a la peau toute blanche, toute fragile, et lui, il a de la fièvre. Beaucoup de fièvre. Je ne voulais pas qu’ils…
Voyant que l’expression de Maleka s’assombrissait, Khamil songea qu’il serait peut-être plus sage d’employer ce qui lui restait de salive pour faire ses dernières prières. Sa mère l’encourageait sans cesse à s’adresser aux astres, convaincue que toute chose vivante était prise dans l’arcane du ciel. Pour autant, Khamil avait toujours eu du mal à se projeter au-delà des réalités tangibles : la dureté du sol, le poids de sa charrette, l’insignifiance de sa parole contre celle de la femme la plus riche d’Hizaar… Il déglutit.
— Relevez-vous, s’il vous plait, le somma Maleka en un murmure atone.
Il était debout avant de s’en rendre compte, les épaules voutées, comme si l’atmosphère était subitement devenue trop lourde pour qu’il puisse se redresser complètement. Un sourire étrange se cristallisa sur le visage de la mestresse alors qu’elle le couvait d’un regard indéchiffrable.
— Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir retrouvé ces enfants, récita-t-elle comme un verset. Je tiens à m’excuser pour les désagréments qu’ils vous auront causés. Mon époux voudra très certainement vous remercier en personne. Me feriez-vous le plaisir de nous accompagner jusque chez nous ?
— Euh… Je…
— J’insiste, renchérit Maleka. Vous alliez probablement vers chez nous, après tout ?
Khamil avait entendu assez d’ordres pour les reconnaître sous toutes leurs formes. Derrière le sourire qui décorait celui-ci se cachait une rangée de dents coupantes qui n’aurait eues aucun mal à déchiqueter sa vie entière.
— Bien, Mestresse, se résigna-t-il.
Cependant, Fareh s’était mise en devoir d’examiner Yue et Isaac. Après avoir constaté les écorchures que la fille avait aux genoux et aux pieds, ainsi que la fièvre persistante du garçon, elle songea que replacer le pare-soleil par-dessus leur sommeil était la meilleure chose à faire.
— Je tirerai, décréta-t-elle à l’attention de Khamil.
Sans rechigner, il céda les poignées de sa charrette puis, avec la raideur d’un condamné à mort marchant vers sa corde, il suivit les deux femmes.
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